Le Présent d'une illusion (2006)

     De L’Assiette au beurre à La Semaine de Suzette

     Quand, au milieu du 19e siècle, J. Déjacques rangeait l’ironie et le blasphème parmi les armes naturelles de la critique sociale, la bourgeoisie elle-même n’en dédaignait pas l’usage dans ses propres combats contre la réaction. Cent cinquante ans plus tard, si ceux que l’on appelle « réacs » se choquent logiquement dès que l’on attente à leurs valeurs, ceux qui s’appellent démocrates se choquent que l’on ose attenter à une valeur. Quelques caricatures anti-religieuses suffisent à troubler la bonne conscience occidentale. Dans la démocratie du 21e  siècle, la valeur suprême n’est pas une valeur, mais la tolérance des valeurs tolérantes.

     Les dessins et textes anti-religieux publiés dans la presse en 1900 ne seraient même pas interdits aujourd’hui, car ils ne viendraient sous le crayon ou la plume de personne. Crosse en l’air de J. Prévert (1936) chercherait longtemps un éditeur dans la France actuelle. Le Mahomet de Voltaire a été de fait censuré en 1994, et n’a dû, depuis, sa lecture publique qu’à une protection policière. Très souvent, la censure n’est pas l’œuvre de l’Etat, mais d’autorités locales intervenant pour prévenir le « trouble à l’ordre public », de groupes de pression, ou de la combinaison des deux.  Par un attentat contre un cinéma, des intégristes avaient rendu impossible la diffusion en salle de La dernière tentation du Christ. D’autres ont obtenu l’interdiction de la photo d’une femme crucifiée sur la croix de Jésus. Il n’y a là rien de nouveau ni d’étonnant. La nouveauté, c’est qu’en 1900 (où bien sûr les objets de scandale étaient différents, l’armée et la patrie en particulier), provocation et censure déclenchaient débats et tollés. En 1966-67 encore, l’interdiction du film inspiré de Diderot, La Religieuse, dressa les intellectuels contre le pouvoir gaulliste et les milieux catholiques (dont Télérama) qui réclamaient ou approuvaient cette interdiction. Début 21e siècle, un accord s’établit pour ne choquer personne. Là où s’opposaient caricaturistes de droite et de gauche, Plantu doit sa renommée au fait d’exprimer l’opinion moyenne d’un centre gauche raisonnable. La démocratie se présente comme ce qui ne fait de mal à personne :  Do No Evil, tel est le premier principe des deux fondateurs de Google (26e et 27e au palmarès des fortunes mondiales mais, comme dit un écrivain riche et célèbre, la richesse n’est pas un crime).

     La liberté de la presse vaut ce que vaut la liberté dans la société qui produit cette presse. Sans même parler du poids de l’argent et du profit, qu’elle soit imprimée, sur les ondes ou sur écran, l’information journalistique est encadrée au point de perdre sa substance critique : lois sur la protection de la jeunesse, du secret médical et de la vie privée, lois contre la diffamation, la haine raciale ou religieuse, l’homophobie, la misogynie, l’islamophobie… progressivement promues catégories juridiques. En Alsace-Lorraine, le code punit l’outrage à Dieu de trois ans de prison : jamais appliquée, cette disposition subsiste comme incitation à rester modéré. L’Allemagne, la Grande Bretagne, les Pays Bas prévoient des sanctions pénales contre le sacrilège.

     Il y a un siècle, L’Assiette au Beurre (1901-1912) devait sa large diffusion à son esprit libertaire, farouchement anti-clérical et anti-patriotique, provocateur par ses titres, ses dessins et ses articles. Cent ans plus tard, la presse se flatte de tout dire, mais sa bien pensance la fait plus ressembler à La Semaine de Suzette (1905-1960), « journal des petites filles bien élevées », qui immortalisa le personnage de Bécassine. 

    Voltaire, Sade et Monsieur Homais                           

     Ni la bourgeoisie en tant que classe, ni le capitalisme en tant que système n’ont une hostilité de principe à la religion, ni même à l’Eglise. En France, en Italie, en Espagne, le catholicisme et ses institutions s’étant longtemps acharnés contre la modernité marchande et industrielle, l’ascension de la bourgeoisie s’est faite contre l’Eglise. Dans l’Europe du nord et aux Etats-Unis, un compromis s’est très tôt établi, et le protestantisme a acquis une puissance sociale sans prétendre à un pouvoir temporel.

     La différence essentielle n’est pas que les doctrines de Luther et de Calvin seraient « bourgeoises » parce que favorables à l’épargne, à l’initiative individuelle, au libre examen, au prêt à intérêt, donc à l’économie, et défavorables au luxe, à la dépense, aux fêtes. Elles le sont, mais la différence entre ces deux variantes du christianisme tient d’abord à l’histoire. La révolution démocratique anglaise du 17e siècle s’est accomplie au nom d’une version du protestantisme (puritaine) contre une autre (anglicane), et soldée par un compromis entre la classe marchande montante et la gentry des propriétaires fonciers. Malgré une forte intervention des masses, et les tentatives des Niveleurs et des Bêcheurs, Cromwell et les siens ont gardé le contrôle du processus.

     Au contraire, la pression constante et les débordements du peuple dans la Révolution française obligent ses promoteurs à dépasser régulièrement les limites initiales, et radicalisent le mouvement dans un sens anti-religieux et anti-clérical. La bourgeoisie en perd la direction politique, au profit d’une petite-bourgeoisie sans-culottes en 1793-94, puis d’un régime autoritaire après 1799. Tout au long du siècle suivant et jusqu’au début du 20e, la lutte politique prend la forme d’un affrontement entre la république soutenue par la bourgeoisie et le peuple, et le clergé derrière lequel s’alignent les couches pré- ou anti-capitalistes. Le catholicisme mettra un siècle à accepter la société bourgeoise, et l’épisode vichyste montre que le conflit n’était pas réglé en 1940.

     Pour autant, même en France, il s’en faut de beaucoup que les Lumières soient anti-religieuses. Rousseau et Voltaire sont déistes, Diderot n’est matérialiste athée que dans une partie de son œuvre (sa Lettre sur les aveugles de 1749, qui lui vaut quatre mois de prison), seule une minorité des philosophes (Helvétius, d’Holbach) professe un rejet de toute divinité, et Robespierre déclarera l’athéisme aristocratique. L’incroyance du curé Meslier et la virulence anti-Dieu de Sade font exception. La lutte contre la superstition et le pouvoir temporel des prêtres va de pair avec la conviction que la crédulité incite le bon peuple à l’obéissance. Un siècle plus tard, la République combat l’Eglise en tant que frein à la démocratie marchande, mais la promeut en tant que facteur d’ordre, rôle fort bien rempli en 1914-18. Les élites franc-maçonnes ne dédaignent pas d’enrôler Saint-Michel au service de la patrie.

     L’importance prise par l’intégrisme  musulman depuis vingt ans, et surtout depuis les attentats contre New York et le Pentagone en 2001, aide à oublier que les pays les plus divers, sur tous les continents, subissent le poids de la religion, au quotidien comme en politique. On a beaucoup parlé de l’Afghan condamné à mort (puis gracié sous la pression internationale) pour s’être converti au christianisme. Or, un libre penseur aurait du mal à accéder à de hautes fonctions en Pologne, en Bosnie, en Croatie ou en Serbie. La Grèce et la Russie maintiennent la tradition orthodoxe de l’union du trône et de l’autel. Une région aussi riche et moderne que celle de Bombay est aux mains de fondamentalistes hindous. Aux élections législatives israéliennes de 1999, la liste travailliste (baptisée Israël Un afin d’enlever toute connotation socialiste) obtient 26 sièges, le Likoud 19, et les trois partis religieux 27, dont 17 pour le plus important. Outre-Atlantique, dans bien des Etats, un agnostique a les mêmes droits que les autres à condition de garder ses opinions pour lui, un athée assumé peu de chance d’être élu au congrès, et aucune d’occuper la Maison Blanche. Les Italiens ont dû attendre le référendum de 1974 pour divorcer légalement. Au Danemark, le luthérianisme est religion d’Etat, ses prêtres fonctionnaires et les cours de religion obligatoires à l’école, et le même journal par qui le scandale est venu avait refusé il y a quelques années un dessin où les épines de la couronne du Christ se transformaient en bombes destinées aux cliniques pratiquant l’avortement.

     Voltaire combattait le christianisme pour son intolérance. Aujourd’hui, c’est au nom de la tolérance qu’on accepte le fait religieux, et il suffit de célébrer les tendances novatrices du catholicisme ou les vertus écologistes du bouddhisme pour se voir tendre un micro. En ce début de 21e siècle, Monsieur Homais n’est plus scientiste, mais new agiste et zen, et joue moins les esprits forts qu’il ne souligne les faiblesses de l’esprit rationnel. Si on lui affirme que la mort est un sommeil sans rêves, il n’est ni pour ni contre, et répond simplement que des Prix Nobel eux-mêmes n’en sont pas si sûrs. La critique frontale de la religion se fait rare, parce qu’il est devenu de plus en plus difficile de soutenir que si une autre vie est possible, ce soit sur Terre et nulle part ailleurs.

     Quelle critique est la nôtre ? 

     Tout croyant n’est pas un résigné, obéissant à son patron et docile devant les gouvernants. Sa liberté d’esprit peut même dépasser celle de nombre d’athées. La religion n’en est pas moins synonyme d’acceptation, parce que par principe elle sépare les réalités d’ici-bas d’un au-delà créateur de ces réalités et inévitablement supérieur à elles. La pensée religieuse, c’est le dualisme, la coupure âme/corps, esprit/matière, qui privilégie le premier terme sur le second. L’histoire, la vie ici et maintenant vécue comptent moins que ce qui est ailleurs, hors du monde de tous les jours. Par conséquent, inégalité, oppression et exploitation sont renvoyées à des causes individuelles, morales, naturelles, éternelles. Si changement il doit y avoir, il ne peut donc partir que d’un changement en chaque cœur humain. On ne trouve quasiment aucun Juif, chrétien ou musulman qui prenne au pied de la lettre la Chute d’Adam et Eve, mais ce récit les conforte dans la conviction que « quelque chose » pousse chacun de nous à mal faire, à dominer, à exploiter, et que l’aventure humaine repose sur une défaillance inscrite dans notre nature et indépassable par quelque évolution ou révolution que ce soit. Les exemples historiques de massacres, d’horreurs, d’infamies perpétués jusqu’à aujourd’hui inclus, viennent seulement confirmer ce que symbolise le mythe d’origine.    

     Beaucoup de civilisations ont imaginé une harmonie première perdue à la suite d’un désir ou d’un geste inconsidéré, mais peu sont allées aussi loin que la Bible dans la méfiance devant l’arbre de la connaissance. C’est en tentant de distinguer par soi-même le Bien du Mal que le premier couple déclenche un malheur appelé à se répéter indéfiniment.

     Dès lors, même quand une religion encourage, voire anime la révolte, c’est toujours à l’intérieur d’un cadre où exploitation et oppression ne peuvent être surmontées, seulement aménagées et renégociées. Fort logiquement, nulle Eglise ne saurait être uniquement l’Eglise des pauvres et des exploités, car elle est celle de tous, dominés et dominants rassemblés, pour adoucir la domination, non la supprimer. Au mieux, une religion promeut la paix entre les hommes, tous les hommes, du mendiant au chef d’Etat, et s’efforce de réduire la distance entre le mendiant et le chef d’Etat.

     Bien sûr, du taoïsme en Asie aux anabaptistes de la Renaissance, les exemples abondent de doctrines et de pratiques religieuses ayant remis globalement en cause la société : mais il s’agissait toujours d’hérétiques en lutte contre l’institution, qui s’est vite ralliée aux puissants pour les calomnier et les abattre.

     Les fondateurs d’une Eglise n’ont pas pour but de changer radicalement le monde tel qu’il existe, mais d’y vivre à la lumière d’un autre. Aussi s’accommodent-ils de leur temps. Au 17e siècle, presque aucun responsable d’une confession quelconque ne remet en cause l’esclavage, qui ne sera dénoncé début 18e que par les quakers et une petite minorité des protestants.

     Il est devenu rare d’entendre rappeler à quel point les trois monothéismes stigmatisent la moitié de l’espèce humaine. Si Eve, au lieu d’être créée comme Adam à l’image de Dieu, procède plus banalement de l’homme, si elle n’est, selon l’élégante formule de Bossuet, que l’os surnuméraire d’Adam, il y a là une hiérarchisation originelle, redoublée de sa responsabilité dans l’affaire de la fameuse pomme, entraînant à la fois l’obligation au travail (pénible) et à la maternité (douloureuse). Une fois encore, l’important n’est pas que l’on « croie » au mythe comme on croit à l’existence des pyramides, mais qu’il structure une vision du monde, et entretienne la femme dans un statut d’éternelle mineure. Si l’on pense que les contes contribuent largement à un (in)conscient collectif qui joue un rôle non négligeable dans nos vies, il faut reconnaître un rôle bien plus grand à un récit ayant l’ampleur et l’écho de la Genèse, y compris parmi ceux qui n’ont jamais ouvert une Bible. L’hostilité vaticanesque au contrôle des naissances n’en est qu’une conséquence.

     Il est logique que Dieu se montre rancunier et vindicatif, punissant non seulement les deux présumés coupables, mais la totalité de leurs descendants jusqu’à vous et moi. En effet, pour nous persuader que nous relevons bien d’une irrémédiable nature humaine, il faut qu’aucune génération, même deux mille ans plus tard, ne puisse échapper à la malédiction. Rien ne démontre mieux l’inéluctabilité d’une « faute » première que le châtiment collectif : la noyade imposée à des foules d’innocents, et d’où seuls réchappent Noé et sa famille, prouve la faillite humaine inéluctable.

     Ce socle commun aux trois religions du Livre, une poignée d’exégèses hérétiques seulement ont rompu avec lui. Alors que des femmes, y compris au temps très patriarcal où la Bible et le Coran furent rédigés, ont pu diriger des Etats, on ne voit aucune curée ou pope féminine, peu de pasteures, presque aucune rabine, et l’imame reste une curiosité. Les théologiens de la libération n’étaient pas libérés eux-mêmes au point d’ordonner des femmes prêtres.

     Dans les pays occidentaux, le sexisme pourtant recule, nous objectera-t-on. Tout dépend de quoi l’on parle. Une signataire du Manifeste des 343 femmes reconnaissant avoir avorté  (1971) déclarait en 2006 : « (..) on luttait pour le droit d’être femme sans être mère. Et ça, c’est indicible aujourd’hui. » La plupart de nos contemporains, à Paris comme à Berlin, pensent en effet qu’il manque quelque chose à une femme sans enfant, ou qui n’en élève pas. Si le judéo-christianisme n’en est pas l’unique cause, il y contribue largement, surtout le catholicisme, le culte marial donnant en modèle à la femme d’être à la fois vierge et mère.

     Trente-cinq ans après 1971, le rappel de ces vérités élémentaires passe pour une agression. Ce qui a disparu socialement, c’est une critique radicale qui considère le monde de l’extérieur, comme n’allant pas de soi, même si elle reste incapable, pour longtemps peut-être, de le transformer. Il est possible de distinguer entre les religions mais, du point de vue de leur fonction sociale, ce qui rapproche monseigneur Lefebvre de monseigneur Gaillot est plus essentiel que ce qui les sépare. Tant que l’on préfère un bon patron à un mauvais, ou un moins mauvais gouvernement à un pire, on s’interdit toute critique du patronat ou de l’Etat, on reste à l’intérieur d’une société qui produit le moindre mal comme le pire, François d’Assise et Torquemada.

     Le bouddhisme peut sembler plus tolérant que le catholicisme romain, mais mieux vaut que vingt millions de Français ne fréquentent pas les temples zen : notre quotidien en serait alourdi (en douceur et au nom de l’harmonie universelle) comme au temps où la messe dominicale drainait la majorité de la population.

     La religion comme communauté

     L’attitude religieuse consiste à postuler, à côté du monde sensible, naturel, visible, provisoire et quotidien, l’existence d’un autre monde, non perceptible par les seuls sens, sur-naturel, invisible, permanent, plus profond que le quotidien, le premier monde étant lié au second et plus ou moins déterminé par le second, sinon créé par lui et dépendant de lui. Il s’agit de trouver des moyens de passage entre les deux, sans être prisonnier de l’un ou de l’autre.

     Cette définition a le mérite de présenter le phénomène dans sa généralité, et le défaut d’écraser toutes ses variations.

     Dans les sociétés traditionnelles des Indiens d’Amérique du nord, en Afrique, en Polynésie, dans l’Asie des chamans, « l’autre » monde semble ne faire qu’un avec le nôtre. Non seulement les deux communiquent, mais ils se superposent ou s’interpénètrent. Le « divin » est omniprésent, en une communauté où se joignent les hommes, les animaux, les plantes, les sources, les montagnes, la terre et la Terre. L’homme participe d’un ensemble de forces vitales. La religion est fait social total, où il est difficile de distinguer un niveau réservé à la transcendance, tant celle-ci réside et agit en toute chose qu’elle prend les traits de l’immanence.

     A l’autre extrême, le monothéisme contient la possibilité d’une séparation complète entre immanent et transcendant, entre profane et sacré. Au lieu que le divin soit présent en tout, il s’autonomise et se cristallise en un dieu qui est une personne, distincte de toutes les réalités terrestres.

     En Europe et dans sa projection américaine, pays qui se trouvent être aussi les initiateurs du capitalisme et de la démocratie parlementaire, et contrairement aux sociétés archaïques ainsi qu’au monde musulman, l’évolution historique a détaché la religion de la société, comme elle a détaché l’individu d’une appartenance liée à la naissance. Progressivement et non sans mal, au fil de quelques siècles, la religion s’est séparée des pratiques sociales et quotidiennes pour devenir conviction individuelle et affaire privée. L’athéisme n’avait aucun sens parmi les tribus indiennes des grandes plaines, il était rarissime à Athènes au 5e siècle avant Jésus-Christ, il doit rester clandestin à Téhéran aujourd’hui et discret dans une petite ville du Midwest, mais en ce dernier lieu son statut et sa fonction diffèrent de tous les autres lieux que nous avons cités : si la religion y rythme la vie (baptême, mariage, funérailles, messe, communion…), elle ne l’organise pas, et par exemple aucun événement n’y a la force sociale du ramadan.  

     Parallèlement, la science s’est constituée comme savoir abstrait éloigné de son origine pratique et de son utilisation concrète (même si les deux s’unissent, et leur union fut un atout majeur de l’Europe dans sa conquête du monde).

     Ce double détachement, contemporain de l’autonomisation de l’économie et de la politique, annonce l’Etat moderne et la laïcisation de la vie, mais certainement pas une société sans religion. 

     La bourgeoisie s’est opposée à la religion dans la mesure où celle-ci lui faisait obstacle. (Inversement l’Eglise, quelle qu’elle soit, combat le pouvoir qui la combat, et soutient celui qui la soutient. Ce n’est pas par germanophilie ou naziphilie que Pie XII tolérait Hitler et dénonçait Staline, mais parce que le premier laissait plus ou moins tranquilles les catholiques, tandis que le second les persécutait.) Contrairement aux systèmes antérieurs, le capitalisme n’épouse aucun ensemble de valeurs dont il dépendrait et auquel il lierait son sort. Seule lui importe la liberté d’acheter, de fabriquer et de vendre, qui impose un minimum de libertés publiques, sinon le système fonctionne mal – mais l’URSS a (dis)fonctionné plusieurs dizaines d’années. L’efficacité technique et productive suppose elle-même un minimum d’ouverture : les préjugés racistes des nazis les ont privés de savants qui sont allés renforcer le potentiel industriel et militaire des rivaux de l’Allemagne. La première idéologie du capitalisme, que partagent ses élites et ses travailleurs entraînés eux aussi dans cette logique, c’est le pragmatisme.

     La pauvreté, la paupérisation ne remplissent pas par elles-mêmes les églises. Au milieu du 19e siècle, en France, l’arrachement des ouvriers à leur condition antérieure et leur entassement dans les taudis des villes s’accompagnaient d’une déchristianisation. Ensuite, seulement, un catholicisme social s’est propagé, non sans succès, en milieu urbain et dans les quartiers ouvriers. On peut vivre dans le malheur sans aller à la messe, et beaucoup y vont qui n’ont pas à s’inquiéter pour le lendemain. C’est l’incertitude, le sentiment d’une panne historique, l’entre-deux qui, en ruinant les stabilités anciennes (aussi oppressives qu’elles aient été) sans en annoncer de nouvelles, favorisent un essor ou un retour religieux, comme en Russie depuis la décomposition de l’URSS.

     « La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. » (Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844)

     La religion n’est pas plus morte aux 19e et 20e siècles que la nation ou la démocratie en 1914. Rien n’est acquis dans une évolution capitaliste qui ne ressemble pas à un déblaiement progressif éliminant les contradictions « secondaires » pour mettre peu à peu à nu la contradiction cruciale entre capital et prolétariat. Otto Rühle remarquait que les hommes en général et les prolétaires en particulier ne gardent pas la mémoire sociale de leurs actes : dans les périodes non-révolutionnaires, celle-ci se fragmente et s’individualise. Les prolétaires ne retrouvent de mémoire sociale qu’en renouant avec des actes producteurs d’une nouvelle période où leur passé reprend un sens, où les idées conservatrices, notamment religieuses, peuvent être remises en cause.

     Pas plus en 2006 qu’en 1848, l’attrait de la religion n’est un effet automatique de la misère, mais le résultat de sa capacité à se présenter comme communauté.  Aucune Eglise ne s’implante sans fonction sociale et, au contraire des sectes qui, même nombreuses et puissantes, vivent en vase clos et ont besoin de fermeture, elle rayonne sur l’ensemble de la société.

     M. Davis a décrit les pentecôtistes (estimés parfois à un demi-milliard) dans les dernières pages de Planet of Slums. De multiples cultes issus du christianisme jouent un rôle socialisateur en Amérique latine et contribuent à y adoucir la misère, comme le font en Afrique des confréries musulmanes, mais aussi des missions protestantes et catholiques. Dans les pays dits riches, des classes moyennes chrétiennes s’investissent dans des associations. On ne comprend pas la vie sociale outre-Atlantique si l’on néglige la place de la community locale et l’influence qu’y exercent des églises officielles ou dissidentes, notamment mais pas exclusivement parmi les Noirs, dans la petite-bourgeoisie comme dans les couches modestes. Fréquemment, cette socialité se prolonge sur le plan politique : partis catholiques en Belgique, en Allemagne, en France, en Italie, encadrement du mouvement pour les droits civiques par des religieux aux Etats-Unis, réseaux chrétiens de la « deuxième gauche » en France, etc.

     Le syndicalisme chrétien ne se serait pas développé s’il n’avait bénéficié que du soutien de patrons heureux de négocier avec des partenaires prônant ouvertement la collaboration de classe. Car pourquoi des syndicats d’inspiration catholique ont-ils pu durablement se donner une base ? Leur essor a coïncidé avec l’essoufflement d’un mouvement ouvrier socialiste bureaucratisé sans doute capable d’améliorer l’ordinaire, mais ayant renoncé à la réalité ou à la promesse d’une communauté au-delà de l’immédiat.

     La religion est à la fois de ce monde et hors du monde, institution et refus, hiérarchique et égalitaire, socialisant les notables aux côtés des démunis. Sans jamais se réduire à cette seule dimension, elle est toujours aussi la religion des opprimés, et ne fonctionne comme collectivité vivante qu’en se montrant capable de les organiser et de reformuler à sa façon leurs espoirs. Le cas espagnol, où l’Eglise, jusque vers 1960, s’identifiait aux possédants les plus réactionnaires, quoique non exceptionnel (on le trouve dans le Mexique révolutionnaire au début du 20e siècle), n’en est pas moins minoritaire. Pétrie d’aspirations humaines et sociales, la religion les interprète et restructure à sa manière, mais ne les ignore pas. Une partie de la hiérarchie catholique sud-américaine a soutenu des dictateurs comme Pinochet. Une autre a su s’adapter aux luttes des années 1960-80 et produire la théologie de la libération, avant de revenir (comme le reste de la société) à des visions et pratiques plus apaisées, et de s’engager dans la micro-entreprise, le micro-crédit, le commerce équitable et les forums sociaux.  

     Les indulgents à l’égard de la religion (généralement peu indulgents à l’égard de ceux qui la critiquent) font valoir ces évolutions : « Le christianisme a fini par accepter les droits de l’homme, aidons l’Islam à suivre cette voie… » C’est oublier que les religions ne font preuve de tolérance que contraintes et forcées. Christianisme et Islam, prosélytes par vocation universelle, se sont répandus à la pointe de l’épée. De la conquête de la péninsule arabique par Mahomet à l’évangélisation sanglante des Amériques, en passant par Charlemagne massacrant les Saxons pour les convertir, les exemples abondent. L’Ancien Testament n’est pas le seul grand texte religieux rempli d’épopées guerrières, célébrant les hécatombes accomplies au nom d’un peuple choisi de Dieu. Quels que soient la richesse spirituelle, l’humanité et l’appel à l’amour portés par une religion, il lui suffit généralement de rencontrer un obstacle pour que la richesse devienne sécheresse, que l’humanité se réduise au groupe ayant reçu la révélation, et que l’amour soit réservé à la communauté des croyants aux dépens de ceux qui lui sont extérieurs.

     L’Alliance entre Dieu et le peuple de ses fidèles (serait-il défini par l’hérédité, comme le judaïsme transmis par la mère, ou potentiellement ouvert à tous les humains), en échange d’un devoir d’obéissance, accorde logiquement à ce peuple le droit (sinon le devoir) de s’imposer contre ses voisins. S’il le faut, la Loi légitime le meurtre dirigé contre les ennemis du peuple.

     Il se répète que dans l’ensemble, bon gré mal gré, les religions accepteraient la division des domaines, se réservant le spirituel pour laisser le temporel à la politique et aux pouvoirs publics. Seules feraient exception, hélas, des franges certes parfois nombreuses (aux Etats-Unis), intempestives (en Israël), ou capables de terrorisme (chez les musulmans), mais minoritaires parmi les adeptes de ces trois religions, et qu’il conviendrait d’aider à évoluer en faisant nous-mêmes preuve de tolérance, en évitant de heurter les croyances, en admettant des coutumes telles que le voile dit islamique, etc.

     La réalité des cinquante dernières années dément ce tableau d’un adoucissement, ou d’une séparation de plus en plus large entre Eglises et Etats. Au Japon, la secte bouddhiste Soka-Gakkai est à l’origine en 1964 d’un parti, le Komeito, qui fait bonne figure aux élections (34 députés en 2003), et a participé à de nombreuses coalitions gouvernementales. Aux Etats-Unis, les lobbies chrétiens pesaient déjà sur Eisenhower et Kennedy, qui lors de la campagne présidentielle de 1960 dut s’expliquer sur son catholicisme devant les caméras de télévision. De nombreux Etats américains obligent les écoles à enseigner à la fois l’évolutionnisme et le créationnisme, sous sa forme moderne de la théorie d’un intelligent design. Aux exemples déjà cités sur l’Europe centrale, ajoutons qu’en Pologne des millions d’auditeurs écoutent chaque jour une radio cléricale tenant des discours antisémites et anti-francs-maçons dont on nous assurait qu’ils avaient été balayés en 1945. Le Vatican garde la capacité de faire descendre des foules dans la rue en Italie pour protester contre le mariage homosexuel, ou en Espagne contre les statuts d’autonomie régionale et la laïcisation de l’enseignement (en clair, le catéchisme devient facultatif). Au nom de l’anti-racisme et de l’intégration des Maghrébins (dont tous sont pourtant loin d’être ou de se vouloir musulmans), beaucoup d’écoles françaises font le meilleur accueil au ramadan, comme s’il s’agissait d’une fête et non d’une tradition qui enracine un peu plus une religion, avec toutes ses conséquences, notamment pour les femmes, que l’on accepte même parfois maintenant de séparer des hommes pour certaines activités sportives, par exemple à la piscine.

    L’Orient est vert

     Là où la modernité déstructure les rapports traditionnels sans les restructurer en un ensemble salarial et marchand stable, la religion vient ou revient à l’avant-scène. Quoique l’Orient, et en particulier le Moyen Orient, accapare l’attention, la tendance se vérifie aussi en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Si le Falun Gong anime une partie de la résistance à la dictature en Chine, c’est en ajoutant Bouddha à Confucius, en proposant le retour à une société ancestrale plus équilibrée, plus apparemment respectueuse de la personne que la modernité vraie ou fausse qui secoue ce pays.

     Le panarabisme, le socialisme national indonésien, le populisme péroniste, etc., s’étaient construits sur des luttes sociales où le travail jouait un rôle, notamment à travers un syndicalisme bureaucratisé, et leur assise reposait sur l’industrie lourde, la grande exploitation agricole ou minière, et un secteur public en expansion. De la Guinée à l’Inde en passant par la Tunisie, les mouvements de libération nationale se nourrissaient de revendications et d’actions prolétariennes tout en les encadrant, puis les réprimant une fois venus au pouvoir. Réalisant à la place d’une bourgeoisie défaillante, ou parfois avec elle, les tâches de l’accumulation primitive du capital, ces nouveaux régimes s’efforçaient de forger une réalité et un sentiment national, en général plus mythique qu’effectif, oeuvrant en tout cas contre les archaïsmes, et mettant sur la touche les traditions religieuses. Tout en ménageant l’Islam, le gouvernement de Mossadegh en Iran (1951-53), les Baas irakien et syrien, le nassérisme, le FLN algérien s’affirmaient laïcs.

     1979 symbolise un renversement historique. Cette année-là, l’intervention russe en Afghanistan faisait naître une puissante résistance qui (nouveauté pour l’époque) se réclamait de l’Islam et combattait l’envahisseur et le régime fantoche en se proposant de restaurer la charia. La même année voyait le renversement du Shah et l’accès des mollahs au pouvoir. L’échec de l’industrialisme d’Etat (comme de la « révolution blanche » en Iran), les défaites revendicatives des travailleurs, la crise venue au milieu des années 1970 ébranlaient un modèle de développement et une vision profane du monde. Les paradis du socialisme national ou du panarabisme s’avérant illusoires, et leurs cadres politiques et mentaux  incapables d’expliquer l’histoire et de fournir des raisons d’espérer, c’est vers des au-delà non terrestres que se tournent alors les masses.  En Iran, les déshérités en lutte ne se reconnaissaient plus dans une phraséologie socialiste ou démocratique, et se donnaient une expression religieuse et une direction cléricale. Vingt-cinq ans plus tard, alors que l’Irak était auparavant un des pays les plus laïcs de la région, le mélange de libération nationale et de guerre civile joue sur des clivages religieux au sein d’un pays divisé en trois. L’effondrement de la dictature baassiste en 2003 s’est au début accompagné de luttes sur le lieu de travail et d’auto-organisation : l’échec a facilité leur canalisation dans l’opposition sunnites/chiites, les zones kurdes restant à l’écart. L’industrialisation par en haut a fait faillite, le développement (là où il y en a) est l’œuvre d’entreprises privées, et l’économie de rente a laissé la place à un système compradore, voire au troc. Dans ces conditions, la collectivité d’antan soudée par l’Etat ayant disparu, la seule réalité collective est fournie aujourd’hui par l’identification « ethnique » et religieuse (être ou non chiite ou sunnite ne relève pas d’un choix, mais de la naissance).

    Si les régions arabo-musulmanes jouent un rôle moteur dans ce retour du religieux, c’est qu’elles ont plus que d’autres subi une modernité occidentale et laïque qui les a désarticulées sans tenir aucune de ses promesses historiques. Coincés entre une classe marchande parfois dynamique mais incapable de promouvoir une industrie compétitive sur le plan mondial, et des masses paupérisées sans perspective d’intégrer le salariat moderne, ces pays sont nostalgiques d’une grandeur déchue, gérés par des despotes corrompus, à la merci de militaires plus familiers de la défaite que de la victoire, tenus en échec par l’Etat israélien, et armés et déstabilisés par les grandes puissances, russe et américaine autrefois, américaine seule aujourd’hui. La répression constante des revendications du travail et des tentatives syndicales, la précarité ou l’inexistence des partis politiques et d’une démocratie parlementaire, la fin du panarabisme et du socialisme d’Etat, entretiennent un sentiment justifié d’être méprisé par le reste du monde, et d’être invariablement jugé selon « deux poids, deux mesures ».

     Par exemple, l’Iran s’attire la réprobation générale pour sa politique nucléaire, alors qu’il a signé le traité dit de non-prolifération et le respecte au moins formellement. L’Inde, au contraire, qui n’a pas signé ce traité, possède la bombe et les missiles (et éventuellement les raisons, à cause de ses différends avec le Pakistan) pour la lancer, et s’évertue à développer son industrie nucléaire, bénéficie de la plus grande bienveillance, et la France rivalise avec les Etats-Unis pour moderniser ses centrales. D’une part, les Etats-Unis et l’Europe misent sur une future alliance indienne face à la Chine. Surtout, à la différence de l’Inde, l’Iran se trouve au centre des principales ressources pétrolifères du monde : ce qui dérange dans son accession au rang de puissance nucléaire, ce n’est pas que des mollahs fous en profiteraient pour rayer Israël de la carte, mais que la simple possession d’une telle arme par l’Iran menacerait le contrôle occidental (au premier lieu, étasunien) sur la région.

     L’ensemble des conditions sont réunies pour que les populations de tradition musulmane se (re)tournent vers l’Islam comme source de communion et de dignité : implantation du Hezbollah au Sud-Liban, triomphe parlementaire du Hamas, polarisation politique autour du chiisme et du sunnisme en Irak, percée électorale des Frères Musulmans en Egypte, regain des intégristes algériens et marocains…

     Nous ne développerons pas ces exemples, préférant nous attarder sur le Soudan, dont on interprète depuis vingt ans l’histoire, et depuis peu les convulsions du Darfour, à travers des lunettes ethnico-religieuses : Nord musulman contre Sud chrétien ou animiste, éleveurs arabes contre tribus d’agriculteurs négro-africains. Même si, croyant ancrer l’analyse dans le réel de la géopolitique, l’on ajoute le facteur pétrolier, cela revient à faire passer des réalités historiques pour des catégories éternelles. Il n’y a pas si longtemps, le Soudan était traversé de conflits « modernes » comme la grande grève générale de 1964. Un puissant PC stalinien contrôlait un syndicalisme bien implanté chez les cheminots et les métayers, jouant un rôle politique éminent, participant (comme ailleurs dans le tiers-monde) à un gouvernement autoritaire au nom de l’anti-impérialisme, en l’occurrence celui du colonel Nemeiry à partir de 1966, dont le PC a soutenu le coup d’Etat en 1969, jusqu’à ce que les militaires décapitent cette bureaucratie du travail en 1971.

     Bien entendu, les clivages ethniques et religieux existaient en 1966 comme quarante ans plus tard, mais en 1966 les conflits sociaux, en particulier ceux nés du monde du travail, donnaient à ces lignes de fracture une forme syndicale et politique. C’est l’échec de cette voie nationale au développement, et la faiblesse d’une bureaucratie ouvrière inapte à l’encadrer, qui remettent au premier plan les clivages traditionnels, révèlent la coupure du pays en deux qui débouche sur quarante ans de guerre civile, favorisent une polarisation religieuse et poussent le pouvoir à céder de plus en plus de terrain aux islamistes, jusqu’à l’instauration de la charia en 1983 et l’installation d’un régime ouvertement islamiste. Les contradictions sociales sont comme toujours déterminantes mais, faute d’englober les autres contradictions et de pouvoir prétendre apporter des solutions pour tout le Soudan et tous les Soudanais, elles se structurent selon les cadres mentaux et politiques plus réduits qui sont à leur portée : le clan, le groupe territorial, la région, la religion.

    Au milieu de ces dislocations, l’Islam a ceci de remarquable qu’il offre une  communauté immédiate (manifeste dans la solidarité effective qu’il organise), et s’affirme contre l’argent et contre les frontières. Ce dernier aspect n’est pas mineur. Pour un Français (musulman, catholique ou incroyant), la frontière compte peu, car il est libre de voyager tout en restant assuré d’un cadre national au sein duquel, tant qu’il obéit aux lois, il bénéficie d’une protection et d’une assistance minimales : en un mot, il a un Etat. La moitié des Africains et nombre d’Orientaux ignorent le bonheur de cette « vaste prison confortable » (Max Weber). Le territoire où ils vivent est susceptible d’être parcouru et ravagé par des bandes incontrôlées, leurs maigres biens dispersés, et leur famille déplacée ou décimée. Ils souffrent à la fois d’un appareil étatique dictatorial et de son effacement. Ils privilégieront donc d’autant mieux une communauté transnationale que l’Etat national est pour eux une imposture : l’oumma des croyants apparaît comme une issue, et la charia comme facteur de stabilité. Quand le capitalisme est synonyme de malheur, et le parlementarisme une façade, il n’est pas étonnant que fleurissent des rêves pré-capitalistes. L’Islam reste la seule force à proposer un paradis et à entreprendre de le réaliser (tel qu’il le conçoit) sur Terre. Si l’on donne au mot « révolution » son sens courant, non d’émancipation humaine, mais de bouleversement socio-politique, l’Islam se présente bien comme promesse de révolution – sans la renvoyer à un avenir indéfini comme autrefois la social-démocratie et le stalinisme.    

     Autre chose est l’aptitude des religieux à offrir un programme aussi crédible (même provisoirement) que l’industrialisme d’Etat et la réforme agraire des progressistes de 1950 ou 1970. La situation actuelle se caractérise justement par leur capacité à encadrer des masses en l’absence de solution historique susceptible de réalisation. Boumédienne prétendait industrialiser l’Algérie, Ali Benhadj promet d’y épurer les mœurs.

     Les pouvoirs établis l’ont si bien compris qu’ils tentent volontiers d’enrôler à leur profit la forme religieuse des frustrations sociales et politiques. Des régimes qui n’hésitent pas à réprimer dans le sang des grèves ou des défilés ont laissé des milliers de manifestants occuper le centre de la capitale et incendier quelques consulats et ambassades. Au Yémen, plus de 100.000 femmes ont brûlé de nombreux drapeaux danois. Comme il est douteux que cet article soit en vente dans les merceries de Sanaa, à moins que les protestataires en aient cousu des centaines la veille, il faut supposer que quelque autorité leur a fourni en abondance le drapeau rouge à croix blanche.

    Force est de constater que les déshérités de ces pays se mobilisent plus autour d’un supposé blasphème que pour améliorer leur sort, contre la situation imposée à des Palestiniens soumis au chantage occidental pour avoir fait un mauvais usage de la démocratie en votant en faveur du Hamas, contre l’occupation américaine de l’Irak et les régimes qui la soutiennent, ou contre l’égorgement filmé d’otages au nom d’Allah.

    Modernité et archaïsme vivent en couple. Jamais le capitalisme ne salariera six ou dix milliards d’êtres humains. (Cela pose d’ailleurs la question de la façon dont des masses de chômeurs de père en fils pourront se joindre à un processus révolutionnaire.) Non seulement la civilisation industrielle et marchande, en démantibulant des sociétés traditionnelles qu’elle est incapable de recomposer selon ses normes et ses mœurs, nourrit frustrations et nostalgies, notamment  religieuses, et les plus extrêmes. Mais les Etats modernes ont utilisé les forces religieuses pour contenir leurs adversaires. Israël a favorisé les intégristes palestiniens contre le Fatah, les Etats-Unis ont armé les musulmans afghans contre le régime laïc client de l’URSS et, un peu partout dans le tiers-monde, l’Occident, jouant l’apprenti sorcier, a cru de bonne politique d’encourager les croyants pour faire pièce aux nationalistes et aux « communistes » athées.

    La religion appelle à la fois à l’ordre et au désordre. Tout en célébrant un absolu peu compatible avec les demi-mesures et le respect dû aux puissants, elle exige la paix entre les hommes, donc la réconciliation du pauvre avec le riche et le respect des lois et des hiérarchies. Comme le christianisme, l’Islam est en même temps conquérant et installé, facteur d’expansion guerrière et d’apaisement, de déséquilibre et de stabilité. Le régime théocratique iranien ne vise pas à subvertir le Moyen Orient, mais à se perpétuer. Il gère la rente pétrolière en bon capitaliste, et pratique l’archaïsme dans les rapports homme-femme, les rites, la vie quotidienne, non dans les bilans comptables.

     L’extrémisme religieux s’impose en prônant, au nom d’un universel, la particularité la plus pointilleuse. Le Londonien ou le Milanais n’a pas à se demander comment organiser un quotidien déterminé par les multiples habitudes et obligations du travail (même s’il est chômeur), de la consommation, du loisir. La moitié de la population mondiale sera bientôt citadine, dont un milliard sans les services minimum nécessaires à la vie urbaine. L’habitant d’un quartier pauvre (c’est-à-dire de la majorité des quartiers) du Caire ou de Djakarta, privés des cadres sociaux et mentaux dont disposaient ses parents ou grands-parents dans les structures rurales traditionnelles, est tenté de les recréer en se donnant des rites à respecter à la lettre, qui dictent comment manger, dormir, se moucher, s’habiller, quoi dire, quoi lire, qui fréquenter, qui épouser, etc. Le familier de la FNAC ou de Carrefour, pris dans un réseau de contraintes au cœur desquelles est l’argent, ce médiateur universel, et qui semblent aller de soi, s’étonne que l’intégriste adopte des règles « absurdes » : c’est justement cette absurdité qui les rend simples et totales. Contre l’extrémisme religieux, l’humaniste invoque la raison, alors que le « fanatisme » tire sa force de dispenser de la raison. Le croyant a fait le choix de ne plus devoir choisir, et vit son adhésion comme une libération : sa prison sera un royaume.

     L’Occident est pâle

     Non seulement les pays « riches », « développés » ou « du centre »  connaissent une vigueur ou un retour du religieux, mais il y émerge une religiosité en dehors des doctrines et Eglises établies. De même que l’on peut aujourd’hui se dire trotskyste non-marxiste, de même il n’est plus rare de se vouloir chrétien sans être vraiment persuadé de l’existence de Dieu ou de la divinité de Jésus. Croire est plus important que ce à quoi l’on croit. Finies les certitudes, voici le temps des démarches spirituelles, et les livres sur l’ésotérisme se vendent mieux que ceux relatifs à la question sociale. Face à la religion, la démocratie occidentale ne fait pas preuve de tolérance, mais de bienveillance, comme l’indiquent les émois devant quelques caricatures anti-islamiques. Présentée d’ordinaire comme condition et composante indiscutables de la démocratie, la liberté de critique s’arrête au blasphème, notion qui (au contraire de la diffamation) n’a de sens que religieux, et dont la définition est donc laissée aux seuls prêtres et fidèles. Le gouvernement étasunien, occupant et oppresseur des Irakiens, leur reconnaît au moins un droit : celui d’éprouver de la colère devant l’offense à leur religion. Washington prend même ses distances avec Copenhague, une des rares capitales occidentales qui soutiennent l’intervention américaine en Irak. Par la bouche de celui qui fait office de son ministre des Affaires Etrangères, alors en visite en Arabie Saoudite, l’Europe s’excuse des outrances véhiculées par les caricatures. 

     Violente, notre société ne cesse de faire l’apologie de la non-violence, et tout ce qui ressemble à de l’agressivité met mal à l’aise. Il n’est pas facile de porter au centre-ville un T-shirt où est imprimé 

                                                L’ouvrier se tue à la tâche

                                               Le patron  se tue à la hache

     Un consensus s’établit sur la nécessité d’éviter toute provocation, de respecter la foi d’autrui, et de ne rien négliger pour apaiser les esprits. La droite défend les valeurs traditionnelles, donc aussi religieuses. La gauche s’oppose à ce qui favoriserait l’hostilité anti-immigrés, comme si l’ensemble des Maghrébins en France ou des Pakistanais en Angleterre se définissaient par la religion. Le MRAP avait même porté plainte pour « usage raciste de la liberté de la presse ». Toute critique radicale du judaïsme risque désormais de passer pour une manifestation d’antisémitisme, et tout rejet global de l’Islam pour une position anti-Arabe. La religion (réelle, supposée ou imposée) vaut identité. On ne considère plus un individu à partir de ses choix personnels, de son libre arbitre (ce qui est quand même le principe démocratique) : on l’inscrit et on l’enferme dans un groupe.

     Assimiler par exemple une attaque contre l’Islam à un acte raciste, c’est faire comme si cette religion se transmettait génétiquement, comme si toute personne née de parents maghrébins ou arabes était obligatoirement musulmane. (En nombre de fidèles, les pays les plus islamisés, l’Indonésie, le Pakistan, l’Inde… se trouvent en Asie et non au Proche ou au Moyen Orient.) Jusqu’à une date récente, c’était une habitude de l’extrême-droite de considérer une caricature du Christ comme manifestant un racisme anti-blanc, anti-français ou anti-européen. Désormais étendu à tout (racisme anti-jeunes, anti-vieux, racisme social...), l’anti-racisme devient aussi vide de sens que la notion de « race ».

    Toutes les forces politiques, y compris à l’extrême-gauche, s’accordent pour marteler que la liberté d’expression implique l’obligation de ne pas en abuser. Depuis les débuts de la presse moderne, la démocratie bourgeoise n’a jamais dit autre chose, et il a toujours existé des journaux comme L’Assiette au Beurre pour revendiquer le contraire, , l’irrespect vis-à-vis des valeursinstitutions ou personnages les plus sacralisés. Or, aujourd’hui, voyeurisme et moralisme font bon ménage : tout en pratiquant une apparente liberté de ton en étalant devant des millions de téléspectateurs des confidences sexuelles réservées autrefois au confessionnal, notre temps met la religion à part, hors critique, hors dérision. Cela revient à la reconnaître pour ce qu’elle se veut : non pas une doctrine ou une attitude parmi d’autres et discutable comme les autres, mais une réalité d’essence différente, un sacré à séparer du profane. Auparavant arme ou protection anti-religieuse, la tolérance devient un instrument des prêtres contre ceux qui les contestent. C’est l’a-religion qui se voit qualifiée de sectaire. Les débats publics autour des caricatures ont donné la parole à une multitude de curés et d’imams, rarement à des incroyants. Désormais l’athéisme soit se justifier et s’excuser. Si l’on pense que nous forçons le trait, nous rappellerons qu’au Canada, qui n’a pas une réputation d’obscurantisme, il a fallu des protestations internationales pour empêcher l’Ontario de faire légalement de la charia la référence des tribunaux en matière familiale pour les Ontariens définis comme musulmans. Et ceux qui envisageaient une telle mesure n’étaient justement pas mus par l’obscurantisme, mais par le souci proclamé de protéger une minorité. 

     La critique sociale a pu jadis nourrir l’illusion de radicaliser la confrontation entre démocratie et religion, et de tirer du même fondement (l’esprit critique, l’usage sans concession de la raison) les conclusions logiques refusées par la société bourgeoise. Le seul rationaliste et matérialiste conséquent, dans cette perspective, serait le révolutionnaire. Une telle attitude était fausse dans son principe puisqu’elle acceptait l’idée (idéaliste) que l’usage de la raison pourrait ou devrait s’élever au dessus des contingences sociales. Elle devient intenable quand la démocratie renonce à ses propres valeurs et restreint l’universalité du droit et l’exigence (au moins en théorie) du libre examen individuel.

     Il est de bon ton de s’indigner des déclarations papales contre le préservatif, mais on hésite devant tout discours franchement anti-religieux, par exemple devant le rappel de l’incompatibilité entre une théorie de libération humaine et la référence à un au-delà.

     Des croyances religieuses ne sauraient coexister entre elles en bonne intelligence, et encore moins coexister avec l’incroyance, sans renoncer à ce qui constitue ce qu’elles sont. Chaque religion tire sa réalité de ce qu’elle se présente comme une relation privilégiée avec un monde au-delà du monde sensible, que sa doctrine est la seule à véritablement comprendre, et auquel ses rites permettent d’accéder. De cette porte entre deux mondes, elle a l’exclusivité de la bonne clé. Elle est l’intermédiaire unique : à côté d’une vérité révélée, les autres vérités sont au mieux des vérités tronquées, c’est-à-dire des erreurs, au pire des impostures. Des absolus ne peuvent que s’exclure. Quand des chefs religieux disent partager au fond une même foi, une même attitude, parce que tous croient en « dieu », et que cette croyance commune importe plus que la façon d’y croire, ce plus petit commun dénominateur est une position défensive face aux pressions politiques et sociales, et aux contestations des hérétiques ou  extrémistes. L’oecuménisme suscite sans doute des adhésions sincères. Mais un Juif ne reconnaîtra pas plus la divinité de Jésus qu’un chrétien n’admettra le judaïsme comme religion d’un peuple distingué des autres par Dieu. Or, sans la divinité du rédempteur, le christianisme perd son sens, de même le judaïsme sans l’élection d’un peuple. L’United Church sera aussi mal unie que les United Nations.

     Mettre les rites entre parenthèses, organiser en public un office inter-religieux, oublier ce qui divise pour ne retenir que ce qui rapproche, c’est dépouiller chaque religion de son être. Ceux qui se livrent à ces gestes comme ceux qui les approuvent ne partagent pas une foi, mais une volonté de partage, une bonne intention et, l’office terminé, reviendront aux choses sérieuses, la prière du vendredi, le samedi à la synagogue, la messe dominicale, etc. Pour le taoïste comme pour le luthérien, ce sont le cérémoniel, l’observance, l’interdit et leurs pointilleuses spécificités qui font sa religion en la différenciant des autres. Les cultes basés sur la distinction entre le pur et l’impur vont évidemment loin dans ce sens, mais le franc-maçon aussi tient à son « initiation » et à son rituel. Il faudrait imaginer une humanité réconciliée avec elle-même pour qu’elle pratique un déisme aussi universel que sobre et dépouillé… mais en aurait-elle besoin ?

     Ce n’est pas le diable qui gît dans les détails, c’est Dieu. Aucune religion n’existe sans un absolu qui lui-même n’existe que par des gestes souvent infimes à accomplir ou à éviter. Faire comme si les absolus étaient relatifs, c’est les priver de leur sens. S’abstenir de servir du porc à un musulman relève d’un autre ordre que de ne pas proposer de poulet rôti à un végétarien. Contrairement au choix argumenté et discutable du végétarien, l’interdit alimentaire (même modulé ou contourné) tire son importance de ce qu’il excède la raison, manifeste la supériorité du sacré sur le profane, et confirme l’obéissance à Dieu, et donc son existence. Dès lors, traiter le refus du porc par le musulman comme émanant d’une liberté individuelle, c’est nier la portée de ce refus, qui ne résulte pas d’un choix personnel (modifiable), mais de l’appartenance de ce musulman à une réalité fondamentale qu’il ne peut avoir choisie : elle ne dépend pas de lui, c’est lui qui procède d’elle.

     La tolérance mutuelle entre religions n’est qu’une coexistence de voisins capables de s’inviter ou de s’entraider (surtout contre des voleurs d’âmes), mais fermant chacun sa porte à clé, et acceptant l’autre dans la mesure où il reste chez lui.

     La tolérance aime se présenter en protectrice du faible, et presque toujours défend les positions acquises par les plus forts. Tant qu’elle a le pouvoir de son côté, comme sous l’Ancien Régime, ou y dispose de solides appuis, comme de nos jours aux Etats-Unis ou d’une autre façon en Russie, la religion se soucie peu de tolérance. Quand elle est remise en cause, de l’intérieur par des hérétiques, ou de l’extérieur par une foi rivale ou l’athéisme, elle invoque la liberté de conscience. Les catholiques étasuniens dénoncent les excès des télé-évangélistes qui leur font une redoutable concurrence, et les missions protestantes déplorent l’emprise romaine sur les foules d’Amérique latine.

     Comme la démocratie, les Eglises revendiquent tantôt les droits de la majorité, tantôt ceux de la minorité. Là où musulmans ou catholiques sont peu nombreux, ils demandent la liberté de leur culte. Là où ils se comptent par millions, ils exigent qu’aucun comportement, déclaration, film ou livre jugé par eux offensant ne porte atteinte à leur foi. Nous n’insisterons pas sur le fait que le grand nombre ne prouve pas plus que le petit (des millions ont pleuré à la mort de Staline). Ni sur la sélectivité d’un respect très inégalement accordé : chaque  jour, communisme et fascisme se voient réunis sous le concept de totalitarisme,  et le projet d’une émancipation humaine nié et caricaturé, présenté comme un vain rêve ou un cauchemar meurtrier. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement. Les idées des dominés sont des idées dominées.

     En habits neufs                                

     Dans les pays de vieux capitalisme, la religion décline comme institution et comme pratique : moins de vocations dans les séminaires, moins de fidèles le dimanche. Mais elle prospère comme attitude et vision du monde. Le paradis terrestre promis par le stalinisme et le fascisme, ces millénarismes sécularisés, se conjuguait invariablement au futur, et valait toujours pour après. En attendant, il fallait se sacrifier, construire le socialisme ou faire la guerre aux ennemis du Reich. Depuis la fin des « grandes idéologies », c’est la démocratie qui s’imprègne de religiosité. Il ne s’agit plus d’attendre avant de bâtir un monde meilleur, mais de repartager celui qui existe. A la pseudo-révolution succède la réforme permanente, à l’affrontement se substitue la compassion. Moralisons la politique. A défaut d’éviter les génocides, jugeons les génocideurs. Jadis, la différence entre religion et gauche socialiste, c’est que la première prenait la défense des pauvres, tandis que la seconde leur proposait de passer à l’attaque. Il n’est plus question d’attaquer, de pousser le monde à « changer de base », seulement d’auto-défense. L’action n’est pas exclue, ni la revendication, si elles ont pour but de se protéger, de défendre les faibles contre des forces supposées indestructibles mais contrôlables. On parle beaucoup de lutte, mais le mot perd le sens de combat qu’il avait dans « lutte de classe », pour désigner le rassemblement d’une foule si nombreuse qu’elle l’emportera par la vertu de son bon droit, et certainement pas par la violence.

     La lutte contre l’exclusion devient le modèle de toute lutte : non plus créer une autre société, mais permettre à tout le monde d’entrer dans celle qui existe, cette entrée étant supposée la changer. Faire en sorte que les « sans », sans papiers, sans vote, sans diplôme, sans travail, SDF, sans reconnaissance sociale, accèdent au statut d’ « avec », et disposent d’une carte d’identité nationale, d’une carte d’électeur, d’une carte d’étudiant, d’un emploi, d’un HLM, d’un RMI, d’une visibilité télévisuelle, etc. Ce qui passait pour un minimum est désormais le programme maximum. Il y a une cité et une seule, agissons pour qu’elle nous accueille tous malgré ou plutôt avec nos différences de sexe, de préférence sexuelle, d’origine… au fond malgré les différences de classe : à part une poignée d’irréductibles requins de la finance et dictateurs (dont l’âpreté au gain et l’appétit de pouvoir seraient cause de nos malheurs), tout le monde a vocation à être inclus dans la cité. Pour peu qu’il fasse ses courses à vélo et ne nourrisse aucun préjugé raciste ou homophobe, le DRH a sa place dans la société au même titre que l’opérateur (car d’ouvrier, il n’y en a plus) qu’il sera peut-être amené à licencier (mais il lui trouvera une formation qualifiante). Le critère, c’est de ne rejeter personne : Vivons ensemble... Le thème religieux du partage s’est sécularisé en mouvement citoyen. Rien ne sépare le programme social d’un franc-maçon de celui d’un évêque de gauche. Pendant cent cinquante ans, ceux qui se voulaient révolutionnaires ont reproché aux réformistes de partager la misère : on explique maintenant qu’en la repartageant elle deviendrait richesse.

     En bonne logique, si partager il faut, compte tenu du dénuement où vit la majorité de l’humanité, le SMIC français est un salaire équitable, et le RMI un revenu plus que suffisant à Paris, afin qu’à Quito et à Pékin les salaires remontent sensiblement. Sur le prix d’une banane équatorienne dans une grande surface européenne, 1,5 à 2 % correspondent au salaire de l’ouvrier de la plantation, 10 à 15% au gain du producteur, et 40% reviennent au supermarché. Pour augmenter la rémunération du travailleur d’Amérique centrale, si l’on réduit l’économie à un système de vases communicants, l’unique solution consiste à baisser fortement à la fois le profit des actionnaires et le salaire des employés du supermarché. Un milliard de favorisés peuvent consentir un effort… Par un  raisonnement identique, le chômage n’est pas dû à ce que le capital n’embauche le travail que s’il y trouve son intérêt, mais au fait que certains salariés trop protégés bloquent la circulation du travail : c’est donc seulement en supprimant ces protections excessives que l’on donnera un emploi aux jeunes. Mieux vaut un peu de précarité (appelée mobilité) pour tous que le chômage pour 10% des salariés.

     Auparavant, contre une droite qui comparait l’économie à la confection et au découpage d’un gâteau dont le pâtissier ne pouvait augmenter la dimension, la gauche se voulait redistributrice, mais en confectionnant  d’autres gâteaux par une autre organisation de la cuisine. Le projet d’un simple partage est devenu commun à la droite comme à la gauche, qui ne diffèrent que sur la taille des parts, et l’extrême-gauche ne réclame qu’un repartage radical. Faire des inégalités le problème n°1, c’est renoncer d’avance à changer la structure sociale, et se contenter de tout re-répartir, les ressources, le travail, le revenu, le pouvoir.  

     Quant aux rapports entre Etats, les Eglises lient désormais moins leur sort à un camp ou un belligérant qu’elles ne militent pour la paix. Il ne reste que les islamistes pour pratiquer le Gott mit uns. En soutenant bruyamment l’action de l’US Army au Vietnam dans les années soixante, le cardinal de New York, F. Spellman, faisait déjà figure d’arriéré. La plupart des Eglises étasuniennes servaient mieux les intérêts à long terme de leur pays (et les leurs) en détournant les protestataires d’une action globale contre l’Etat et la société, et en les canalisant vers un mouvement uniquement anti-guerre, donc appelé à s’éteindre dès l’ouverture de négociations.  

     La gauche et, pour une bonne part, le gauchisme (devenu l’altermondialisme), pensent et agissent dans cette perspective, empruntée au pacifisme d’inspiration religieuse : non pas critiquer l’Etat, tout Etat, parce qu’il est amené à faire la guerre (grande ou petite), mais exercer une pression sur l’Etat pour qu’il n’entre pas en guerre, ou qu’il conclue la paix. Le pacifisme ne s’en prend aux Etats que s’ils attaquent, mais admet qu’ils se défendent, voire qu’ils attaquent pour une « juste » cause. Il a justifié les bombardements de la Serbie, censés prévenir ou interrompre un génocide. Il aurait justifié l’invasion de l’Irak si l’on avait prouvé que Saddam possédait des « armes de destruction massive » (détenues par les deux principaux pays envahisseurs). Demain, peut-être, il justifiera une offensive contre le danger nucléaire iranien, contre la dictature nord-coréenne, ou ailleurs, là où l’agresseur pourra présenter l’agressé en incarnation crédible du Mal. Le pacifisme ne critique jamais l’Etat pour ce qu’il est et fait : il lui reproche de se tromper de cible.

     Là où elle tire avantage de ses liens avec le pouvoir, l’institution cléricale se range à son côté : au Rwanda, on ne peut pas dire qu’elle ait fait grand-chose pour retenir les machettes. Il en va autrement des rapports entre pays. Au contraire des Etats, une Eglise a une réalité trans- ou multinationale. Sa propre perpétuation ne passe pas par la domination d’un pays sur d’autres, mais par une situation qui la laisse libre de se développer partout. Son but, et donc son idéal proclamé, c’est l’équilibre des forces. (Le Vatican n’appréciait ni le nazisme ni le PCUS, mais il savait avoir beaucoup plus à perdre d’une conquête de l’Europe par l’Armée rouge que par la Wehrmacht. Aussi excommunia-t-il dans leur totalité les communistes, sans jamais agir de même à l’encontre des hitlériens.) Cet objectif est maintenant celui de l’ensemble des forces politiques, surtout dans une Europe sans unité politique, et donc incapable d’hégémonie.

     La non-violence de principe se révèle souvent plus efficace que la répression pour neutraliser ceux qui se rebellent. Appeler au calme devant une occupation d’usine ou une émeute, c’est mettre un signe d’égalité entre lanceurs de pavés et CRS surarmés, c’est bloquer la voie sur laquelle s’engagent les dominés pour  remettre en cause leur domination. En 1955, « la paix en Algérie », quand les soldats français occupaient le terrain, aurait équivalu au maintien du statut colonial. Aujourd’hui, prôner « la fin des violences » en Palestine ne signifie qu’entériner la dépossession des Palestiniens. La paix civile comme la paix sociale profitent inévitablement au plus fort. (La question réelle porte sur la nature de la violence : tuer des Israéliens parce qu’Israéliens, ou des Juifs parce que Juifs, éloigne évidemment de toute issue humaine, donc révolutionnaire, du conflit.)

     En ne proposant plus un monde autre, mais seulement d’adoucir le monde existant, la réforme rejoint une religion qui - en Occident – n’annonce plus un au-delà susceptible d’être réellement vécu (combien de chrétiens croient encore aux félicités du Paradis ou aux tortures de l’Enfer ?), mais un ici-bas moralisé. Aucun parti politique ayant une chance d’obtenir un siège ou un strapontin dans les lieux du pouvoir, ni aucune Eglise reconnue, ne promettent un ailleurs accessible par une rupture.

     Dans les pays « riches », la religion se perpétue comme sociale, non au sens de l’ancien catholicisme social, mais en jouant sur l’inachèvement, la frustration, l’aliénation marchande face à laquelle elle se présente comme remède. Elle retourne contre le monde moderne la critique qu’il lui adressait. Les matérialistes disaient que l’homme s’était perdu en Dieu. La religion répète aujourd’hui que, sans Dieu, l’homme se perd dans l’ivresse d’objets par lesquels il croyait se libérer. On reprochait (avec raison) à la foi de diviser l’âme du corps : elle réplique que c’est la modernité qui détache le matériel du spirituel et  coupe l’homme de lui-même ainsi que de ses semblables, et que seule une démarche spirituelle redonne à l’individu sa dimension collective. La faillite des tentatives d’émancipation lui permet de se présenter en critique de la liberté capitaliste. Nous n’en sommes plus au curé inculquant à ses ouailles le respect du châtelain et du propriétaire d’usine. La persistance religieuse serait impossible sans une prétention et une certaine crédibilité à incarner une communauté, mystifiée ou non, mais d’une autre portée que les collectivités de la famille, du travail, du voisinage, de la culture, du sport, etc. Aucune Eglise ne se développerait sans exploiter un manque d’avoir et un manque d’être.

 

     Quand le capitalisme ne sait plus qui il est

       Plus la civilisation capitaliste approfondit son emprise sur les vieux pays industriels et s’étend sur le reste du globe sans paraître remise en cause dans ses fondements, moins elle revendique les principes qui l’ont aidée à s’imposer. Quand le trône et l’autel faisaient obstacle aux marchands et aux industriels, ceux-ci coupaient la tête des rois et emprisonnaient les prêtres au nom de la liberté et de la démocratie. Aujourd’hui qu’une partie du monde oppose des traditions religieuses au progrès capitaliste, les grandes puissances bourgeoises ménagent les imams et craignent de choquer les musulmans pieux.

     La nécessité de se concilier des alliés contre les extrémistes n’explique pas tout. L’Allemagne de Bismark, la IIIe République à ses débuts, la monarchie italienne au lendemain de l’unification du pays aussi avaient besoin d’alliés : cela ne les empêchait pas de s’engager dans de longs conflits avec l’Eglise, au risque de s’aliéner durablement une partie des fidèles. Lorsque la liberté religieuse entrait en contradiction avec une liberté politique indispensable à la liberté économique, la société bourgeoise tranchait contre les empiétements du clergé.

     Si les élites dirigeantes occidentales actuelles, et au premier chef américaines, jugent le judéo-christianisme beaucoup plus compatible que l’Islam avec le libéralisme, pourquoi ne tentent-elles pas de le promouvoir aux dépens d’une religion si mal adaptée à la modernité ? Pourquoi s’accommoder en Afghanistan, en Palestine et en Irak de croyances rétrogrades dont on pense qu’elles font obstacle au parlementarisme et à une stabilisation favorable aux intérêts occidentaux ? Il est contradictoire de mettre péniblement en place des processus électoraux reposant sur le principe de la liberté individuelle, et de tolérer des conceptions et institutions niant le libre arbitre.        

    L’impérialisme ne met plus en avant un progressisme qui, sous ses variantes bourgeoise et socialiste, l’accompagnait autrefois.

     Une cause essentielle de la modération présente face aux pressions des « archaïsmes », c’est le doute sur elle-même d’une société qui s’étourdit de prouesses techniques sans croire en rien qu’à l’inévitabilité de son propre mouvement. Le capitalisme passait pour bienfaisant : on le dit désormais indépassable. Le dialogue conflictuel entre foi et raison, qui dynamisait l’Europe conquérante et l’ascension bourgeoise depuis la Renaissance, cède la place à un mélange dissolvant où la raison accepte la foi sans se définir elle-même. Nous sommes entrés dans ce qu’annonçait Karl Kraus entre les deux guerres mondiales : l’ère du fait accompli, un système qui ne se justifie plus en disant « Ce que je fais est bien », mais seulement « Je suis ».  Or, il ne suffit pas à un système social, aurait-il l’ampleur du capitalisme, de simplement exister. L’auto-perpétuation n’est pas une perspective historique. L’apologie de l’immédiat ne fait pas une société, même assortie de promesses d’un avenir technologiquement radieux.

     D’ailleurs, même les thuriféraires de la génétique ou de l’exploration spatiale n’en attendent pas qu’elles améliorent des conditions sociales sur lesquelles règne le scepticisme, sinon le pessimisme. Le plus enthousiaste devant les avancées de la médecine ne peut ignorer ce que la diffusion du sida (en Afrique, particulièrement) doit à des causes sociales contre lesquelles les meilleures thérapies resteront démunies. Il sait également qu’en Europe, le BCG n’aurait pas vaincu la tuberculose sans l’amélioration des conditions de vie en milieu urbain, dont la dégradation contemporaine facilite la résurgence de cette maladie parmi des populations fragilisées. Il est même permis de se demander dans quelle mesure la passion pour la recherche et les nouvelles technologies, ainsi que l’enfouissement dans le virtuel, compensent une impuissance à comprendre et à traiter nos existences réellement vécues. A la différence de 1850 ou 1900, il y a divorce entre espérances scientifico-techniques et aspirations historiques. Le capitalisme n’a plus d’idéologie unifiante. Les hommes ne partagent que ce qui les dépasse : or, ils ne se proposent aujourd’hui qu’une communauté de l’immédiat où la vitesse tient lieu de contenu. Des outils informatiques aux programmes politiques, l’obsolescence n’a même plus à être planifiée, tant elle est inscrite dans les comportements. « Ne voir aucun film en entier, ça va de soi », chantait un groupe de rock, avant que le split screen n’encourage à en voir à la fois deux ou davantage. La course contre le temps, qui a toujours animé le capitalisme, mais s’exacerbe quand il s’échine à accélérer sa rotation pour compenser le manque de profit, entraîne une circulation de plus en plus rapide de tout, informations, images, idées et croyances comprises. Le temps dit réel tue le temps de la réflexion. Le défilement incessant, c’est le brouillage des repères.

     Dès lors, la volonté d’apaisement face au radicalisme religieux témoigne de ce que cette société capitaliste si forte, plus assise et moins contestée que jamais, se sent vulnérable devant des idéologies pour lesquelles la sacralité n’est pas un vain mot. Surpuissant, surarmé et potentiellement dictatorial, ce système se pense pacifique et agressé, mais recule devant toute perspective et compréhension universalistes affirmées comme telles. Il entend dominer le monde sans que cela se sache.

     Une « mondialisation » comme celle que nous vivons (la deuxième, après celle interrompue par la guerre de 14, et qualifiée par S. Berger de première mondialisation) ne crée pas automatiquement ses représentations. Il faut du temps pour que les hommes et les classes se reconnaissent dans la situation qui leur est faite et qu’ils se sont faite. Les Bretons ont eu besoin de dizaines d’années pour se vivre comme Français. L’essor industriel du 19e siècle n’est pas né d’additions d’individus indifférenciés. Dans tous les pays, l’exode rural s’accompagnait d’une profusion de clubs, d’associations, de fraternités, de cercles, par exemple en France d’amicales auvergnates dont certaines perdurent. Détruire les conditions ancestrales sans les remplacer n’aboutit qu’à la catastrophe sociale, y compris pour la classe dominante. Déconstruire les idéologies du passé pour n’y substituer qu’un culte du nouveau ne consolide guère une société.

     C’est cette faiblesse qui donne tant de force au choc en lui-même mineur du 11 septembre 2001 (renforcé, il est vrai, par les attentats qui ont suivi). La société étasunienne qui mène le monde se sait agressée sans comprendre pourquoi, croit éliminer la menace en se découvrant périodiquement de nouveaux ennemis, déplaçant la cible hier à Kaboul, aujourd’hui à Bagdad, demain peut-être à Téhéran. De ce côté-ci de l’Atlantique, la France entretient une mauvaise conscience liée à un passé colonial, redoublée par la présence d’immigrés porteurs d’une religion avec lequel le fond chrétien doit cohabiter. Autrefois, le capitalisme s’embarrassait de moins de scrupules, convertissant malgré eux des millions de colonisés et important sans ménagement la main d’œuvre qu’il lui fallait. La République n’a clairement plus besoin de la laïcité de combat nécessaire pour s’imposer voici un siècle, mais n’a rien par quoi la remplacer. Le bellicisme bushien et la molle tolérance française sont deux produits d’un système aujourd’hui incapable de se penser et de se diriger.

     Il est frappant que le dessin qui a le plus scandalisé les intégristes et embarrassé les tolérants soit celui qui met en avant la violence nue, les armes, celui où le turban de Mahomet se confond avec une bombe. On s’est beaucoup moins ému de la caricature mettant en jeu les rôles de la femme et de l’homme, où le prophète invite des martyrs défunts à patienter devant la porte du paradis, car on y manque de vierges. Ce dessin présente pourtant le paradis comme une maison de tolérance (sinon de viol), dont Allah serait le propriétaire, Mahomet le tenancier, les femmes l’objet sexuel et les hommes la triste clientèle. Bref, une réalité si banalement terrestre qu’elle passe quasiment inaperçue. C’est la violence qui fait peur.

    Ni Jésus ni Prométhée

        En annonçant la « mort de Dieu », Nietzsche espérait un homme qui croie en lui-même, mais il savait la possibilité d’une humanité qui, ne croyant en rien, serait capable d’adhérer à n’importe quoi. Malgré une vision de l’histoire plus morale et artistique que politique et sociale, l’auteur de Zarathoustra avait peut-être sur ce point une lucidité qui manquait aux marxistes lorsqu’ils posaient cette double équation :

 

développement capitaliste  =

déclin religieux  =

émergence d’une communauté prolétarienne (et donc humaine).

 

     La bourgeoisie critiquait la religion au nom du progrès, et le mouvement ouvrier lui emboîtait le pas. Même lorsqu’ils préconisaient une rupture radicale et non une évolution graduelle, presque tous les socialistes et la majorité des anarchistes donnaient pour but à la révolution de développer l’industrie, de maîtriser la nature, de produire toujours plus pour une consommation désormais ouverte aux masses. Contre Jésus prophète d’un amour universel ne pouvant être vécu totalement qu’en esprit, ou au-delà du monde, le héros socialiste était Prométhée, celui qui avait osé apporter le feu aux hommes, le secret de la fabrication d’outils et d’objets, et par là le moyen d’entrer vraiment dans l’humanité. De nombreuses publications d’inspiration anarchiste ou socialiste, par  exemple dans les années trente les Editions du Nouveau Prométhée auxquelles participait R. Lefeuvre, et récemment une tendance du PCF, ont repris cette référence.

     Aujourd’hui, le capital lui-même ne peut plus traiter la nature en matière inerte exploitable à l’infini. Energie renouvelable, biodiversité, équilibre entre les espèces, économie dans l’usage des ressources…, la nature ne passe plus pour une réserve inépuisable, mais pour un bien commun à ménager. Ce qui pouvait auparavant rester extérieur au bilan comptable (l’environnement dégradé, les maladies induites par la pollution…) doit maintenant être inclus dans les coûts, mesuré, contrôlé et réduit, sinon le capital, tuant la poule aux œufs d’or, rendra lui-même impossible sa valorisation. La critique du progrès dixneuviémiste devient une banalité. Début 2006, une commission parlementaire française appelait à réviser « tous les modes de production et de consommation ».

     La fuite en avant contemporaine (nanotechnologies, génétique, informatisation universelle, etc.) n’empêche pas et même entretient un discours des limites : Soyons raisonnables, éclairons-nous par des ampoules « basse consommation », trions sélectivement, pédalons au lieu de faire le plein (mais en achetant le vélo et une demi-douzaine d’accessoires cyclistes chez Décathlon), mangeons plutôt des céréales bio que des steaks, car au fond le responsable, la cause ultime du gaspillage des ressources de la planète, c’est vous et moi.

    Mais la logique du capitalisme, c’est l’illimitation. Ce n’est pas parce que quelques grands bourgeois veulent s’acheter une troisième Porsche que ce système produit et fait consommer tant et trop. Surinvestissement, suraccumulation, surproduction, et en bout de chaîne une frénésie consommatoire, résultent de l’impératif pour chaque entreprise de produire et de vendre à moindres coûts que ses concurrentes. Le capitalisme n’est pas incapable de se réguler, mais il n’évite à terme ni l’excès ni la mévente, et la seule régulation finale qui vaille passe par une crise destructrice. Régulièrement, le système produit trop d’usines, d’articles, de produits financiers, de main d’œuvre aussi, par rapport à leur valorisation marchande possible, par rapport à la demande solvable, par rapport au profit socialement escomptable. Cette logique était à l’œuvre quand des millions de Model T sortaient des usines Ford. Elle s’impose à l’âge des millions d’ordinateurs et de portables. Le capitalisme tend à la démesure, et il faut la violence des crises et des guerres pour lui imposer un rééquilibre.

     Contre l’illimitation industrielle et marchande, contre l’espoir des miracles scientifiques, la religion a beau jeu de rappeler la vanité de l’orgueil humain. N’est-ce pas la propre belle-sœur de Prométhée qui a ouvert la jarre contenant tous les maux qui depuis frappent l’humanité ?

      Nous ne vivons plus dans le monde ouvertement réactionnaire que subissaient Marx et Bakounine. En 1864, année de fondation de l’Internationale, le Syllabus de Pie IX, « Recueil des principales erreurs de notre temps », dénonçait côte à côte socialisme, rationalisme et libéralisme. Un siècle et demie plus tard, à Paris comme à New York (mais ni à Ryad ni à Singapour), l’idéologie dominante nous invite autant à l’autonomie qu’à l’obéissance. La société moderne ne tient plus simplement un discours d’ordre où l’autel servirait de rempart aux puissants et de consolation aux pauvres. D’une part, l’opium des temples de la consommation est au moins aussi prégnant que celui des églises. De l’autre, l’idéologie politique (nous ne disons pas : la réalité) dominante est celle de l’auto-limitation, de la moralisation, du développement durable, des énergies renouvelables, de la maîtrise des ressources, du commerce équitable, du consommateur citoyen, de la démocratie.

     La critique sociale ne saurait donc revendiquer Prométhée contre Jésus. Voler le feu n’est pas notre programme si les flammes incendient le monde.

     Quand elle proclame impossible une communauté humaine terrestre, la religion s’oppose évidemment à notre émancipation. Pour autant, l’espoir d’un recul infini des limites humaines est la forme scientifique d’un rêve qui emprunte beaucoup à la religion : l’impuissance à révolutionner notre condition incite non à la changer mais à en sortir, à la fuir par le miracle, sauf que le miracle est ici technique et non divin, et qu’il imagine une solution mécanique ou biologique au lieu d’un au-delà carrément situé hors du monde où nous vivons.

     Critiquer à la fois le progrès et sa critique capitaliste contemporaine : en deçà  de ce minimum, aucune  perspective révolutionnaire ne saurait être prise au sérieux.

     Quelle universalité ?

     Rien ni personne ne fera le travail à notre place. On aurait tort de croire que le capital dissolve les réalités précapitalistes, et élimine peu à peu famille, religion, patriarcat, racisme... Au milieu du 19e siècle, P. Larousse pensait que le progrès scientifique et technique était déjà en train de rendre les religions inutiles. Il méconnaissait que le progrès est suffisamment contradictoire pour s’avérer incapable de répondre aux besoins de fraternité, de dépassement de soi, d’absolu. La religion, c’est aussi le refus d’une existence d’individu n’ayant pour centre que lui-même (ou un entourage restreint) et comme destination que la mort : « On n’est pas que cela… » Sade se flattait qu’en même temps que son corps, son souvenir disparaisse de la mémoire des hommes, mais il accumulait des œuvres publiées et des manuscrits dont il pouvait raisonnablement penser qu’ils lui survivraient, que la postérité retienne ou non l’identité de l’auteur. L’attrait de la croyance se fonde sur un appel à l’universel.

     C’est l’incapacité des hommes, et plus exactement des prolétaires modernes à éviter Verdun, Auschwitz et Hiroshima, à comprendre comment ils en sont venus là, qui réalimente l’interprétation de l’histoire par une nature humaine, dont les visions théistes sont les meilleures porteuses. Si brillante soit-elle, la science (science sociale ou naturelle) ne propose que des analyses qui restent à l’intérieur de l’objet considéré : elle explique comment ce qui est est. La religion apporte un pourquoi, et renvoie l’objet (notre vie, les tribulations de l’aventure humaine) à une cause extérieure à nos actes et nos pratiques, cause qui n’explique rien, mais tire sa force de sortir du monde sensible, échappant ainsi à toute réfutation, parce qu’elle ne demande pas à être comprise mais crue.

     L’échec historique fait la force du mythe religieux.

     La (re)montée des fractionnements religieux un peu partout,  comme l’obligation du respect des identités et du multiculturalisme dans les démocraties occidentales, traduisent une réalité profonde. Au moment où elle semble plus unifiée que jamais, la société capitaliste se morcelle. On en verrait un autre signe dans l’apparent paradoxe d’un individualisme revendiqué coexistant avec l’obsession d’une communication permanente : chacun veut être autonome et décider de tout par lui-même, mais chacun exige d’être à chaque seconde relié à tout et à tous. La croissance parallèle d’une économie mondialisée et de divisions ethnico-religieuses témoigne d’un durcissement historique. L’ordre social n’est pas contesté dans ce qui fait l’unité et la généralité de ses fondements, mais secoué par la multiplication des clivages et des désordres. Dans les vieilles métropoles capitalistes, ce sont souvent les enfants d’immigrés qui se tournent vers un intégrisme dont leurs parents commençaient à se débarrasser. Il est symptomatique qu’une société hésite devant la critique d’archaïsmes qui la condamnent. Les Balkans ne sont pas la seule région où la mondialisation économico-sociale aille de pair avec une balkanisation étatique et culturelle. Le « village global » planétaire ressemble à un immeuble où cohabitent des langages et des mœurs qui sans cesse communiquent en restant séparés. Que vivent aujourd’hui de commun un prolétaire flamand et un prolétaire wallon ? Pour qu’une communauté tende à se former, le partage d’une condition ne suffit pas : encore faut-il que ce partage se concrétise dans une lutte. Entre l’individuel (et le familial) et les universels abstraits politiques (souvent en déclin) et religieux, peu paraît émerger. En l’absence de critique communiste, la quête de sacré est le produit historique inévitable de la profanation marchande. A l’indifférencié capitaliste répond la fragmentation identitaire, à laquelle en retour la démocratie propose ses correctifs.

     Jusqu’ici, le communisme ne parvient pas à exister socialement comme perspective universelle, dépassant à fois l’immanence consommatrice et les transcendances religieuses. Il n’y aura pas de révolution sans que ces questions soient posées, et leur cheminement ne dépendra pas uniquement d’une expansion mondiale des forces productives capitalistes, laquelle livre seulement le cadre où se déroule la lutte.

 

   

*

    

    Annexe : « Chrétienne, la démocratie politique l’est à coup sûr… » (Karl Marx)

     « (..) L’homme s’émancipe politiquement de la religion en la bannissant de la sphère du droit public et en la reléguant dans celle du droit privé. (..) Elle n’est plus l’essence de la communauté mais celle de la séparation. Elle est devenue l’expression du divorce de l’homme d’avec son être communautaire, d’avec lui-même et avec les autres hommes – elle n’est plus ce qu’elle fut à l’origine. (..) En Amérique du Nord, par exemple, l’infini démembrement de la religion lui donne déjà extérieurement la forme d’une affaire purement individuelle. Elle est reléguée au nombre des intérêts privés et retranchée de la communauté comme telle. Mais qu’on ne se méprenne pas sur les limites de l’émancipation politique. Le dédoublement de l’homme en homme public et en homme privé, le déplacement de la religion passant de la sphère de l’Etat dans celle de la société civile, cela ne constitue pas une étape mais l’achèvement de l’émancipation politique, qui ne supprime donc pas la religiosité réelle de l’homme, et qui, du reste, ne cherche pas à la supprimer.

     (..) Sans doute, aux époques où l’Etat politique comme tel naît de la société civile  dans la violence, où la libération de l’homme par lui-même tend à emprunter la forme de la libération de soi politique, l’Etat peut et doit aller jusqu’à l’abolition de la religion, voire jusqu’à l’anéantissement de la religion, mais uniquement de la manière dont il procède à l’abolition de la propriété privée, dont il proclame le maximum, la confiscation, l’impôt progressif, voire l’abolition de la vie, la guillotine.  Dans ses moments d’exaltation, la vie politique cherche à étouffer le principe dont elle procède, la société civile et ses éléments, afin de s’imposer comme la vie réelle et harmonieuse de l’homme, sa vie générique. Mais pour y parvenir, il lui faut se dresser violemment contre ses propres conditions d’existence, proclamer que la révolution est permanente, et c’est pourquoi le drame politique s’achève par le rétablissement de la religion, de la propriété privée et de tous les éléments de la société civile, tout aussi nécessairement que la guerre s’achève par la paix.

     Non, l’Etat chrétien parfait, ce n’est pas l’Etat soi-disant chrétien, qui confesse que le christianisme est son fondement, qui en fait la religion d’Etat, et qui, partant, se comporte de manière exclusive à l’égard des autres religions ; c’est bien plutôt l’Etat athée, l’Etat démocratique, l’Etat qui relègue la religion parmi les autres éléments de la société civile. (..) L’Etat démocratique, le véritable Etat, n’a pas besoin de la religion pour atteindre à sa perfection politique. Bien au contraire, il peut se passer de la religion, car en lui les fondements humains de la religion sont accomplis de façon temporelle.

     (..) L’esprit religieux ne peut se réaliser que dans  la mesure où le degré d’évolution de l’esprit humain dont il est l’expression religieuse se manifeste et se constitue dans sa forme temporelle. C’est le cas dans l’Etat démocratique. Ce n’est pas le christianisme, c’est le fond humain du christianisme qui est le fond de cet Etat. La religion demeure la conscience idéale, non profane de ses membres, car elle est la forme idéale du degré d’évolution humaine qui s’y trouve accompli.

     (..) Chrétienne, la démocratie politique l’est à coup sûr, car en elle l’homme, chaque homme et non un  seul, s’affirme comme un être souverain, un être suprême ; mais c’est l’homme sous son aspect inculte et insocial, l’homme dans son existence contingente, l’homme tel qu’il est, être corrompu par toute l’organisation de notre société, perdu pour lui-même, aliéné, livré à la tyrannie de conditions et d’éléments inhumains, en un mot l’homme qui n’est pas encore vraiment un être générique. La chimère, le rêve, le postulat du christianisme : la souveraineté de l’homme, mais  de l’homme comme être étranger, comme être différent de l’homme réel, tout cela est, dans la démocratie, réalité sensible, présence, maxime profane.

     (..)  Le christianisme atteint ici l’expression pratique de sa signification religieuse universelle, en ce que les visions du monde les plus disparates viennent se grouper côte à côte sous la forme du christianisme, et surtout parce qu’il n’exige même pas des autres qu’ils professent le christianisme, mais seulement une religion tout court, n’importe quelle religion. (..) La conscience religieuse se grise de la richesse des contrastes religieux et de la diversité religieuse.

     Nous avons donc montré qu’en s’émancipant politiquement de la religion, on laisse substituer la religion, même si ce n’est pas une religion privilégiée. Le conflit où l’adepte d’une religion particulière se trouve avec sa qualité de citoyen n’est qu’un aspect partiel de la contradiction générale, du conflit profane entre l’Etat politique et la société civile. L’accomplissement de l’Etat chrétien, c’est l’Etat qui se proclame tel et qui se désintéresse de la religion de ses membres. Que l’Etat s’émancipe de la religion ne signifie pas que l’homme réel s’émancipe de la religion. »

Marx, La Question juive, 1844. Œuvres, Gallimard, La Pléiade, t. III, 1982, pages 358 à 364. (Egalement disponible dans le recueil Philosophie, collection Folio.)

Quelques lectures utiles

Nous ne referons pas ici la critique marxienne de la religion, notamment celle de la première partie de L’Idéologie allemande, de La Question juive et des Thèses sur Feuerbach, mais espérons que l’extrait ci-dessus donnera envie de la lire ou relire.

Le Traité d’athéologiede M. Onfray (Grasset, 2005) a ceci de salubre qu’il rompt avec le consensus et rappelle quelques vérités essentielles. Mais M. Onfray écrit comme en 1750 ou 1840, comme un Feuerbach de l’an 2000 : l’homme a créé Dieu, s’est perdu en Dieu, et ne peut se libérer de Dieu qu’en se retrouvant lui-même. Fort bien, mais M. Onfray (en parfaite logique avec son individualisme revendiqué) voit une illusion dans ce qui est un besoin collectif, et ne s’interroge pas sur la persistance ni la résurgence religieuse.

Voir aussi R. Vaneigem, La Résistance au christianisme, Fayard, 1993.

Sur J. Déjacques (1821-1864), à qui l’on doit le mot « libertaire », du nom du journal qu’il a publié à New York entre 1858 et 1861), et le curé Meslier (1664-1729) : Cl. Harmel, Histoire de l’anarchie (1ère éd., 1949 ; republié par Champ Libre puis Ivrea).

Sur Sade, outre les études pionnières de M. Heine (qui prit la parole en 1921 au congrès de Tours en faveur de la création du parti qui l’exclut quatre ans plus tard), voir les biographies de G. Lély (la plus inspirée), de J.-J. Pauvert (la plus longue), et de M. Lever (qui a eu le plus accès aux archives de la famille Sade). Mais c’est sans doute dans sa correspondance qu’apparaissent le mieux la force et l’originalité de Sade.  

Sur les radicaux anglais au 17e siècle : O. Lutaud, Les Niveleurs, Cromwell et la République, Julliard, coll. Archives, 1967. Et Ch. Hill, Le Monde à l’envers, Payot, 1977.

Sur le rapport entre religion et critique sociale : Debord, La Société du spectacle, thèse 138, et Y. Delhoysie et G. Lapierre, L’Incendie millénariste, Os Cangaceiros, 1987.

Il est de bon ton d’opposer le message de paix fraternelle dont l’Islam serait initialement porteur, à ses dérives fanatiques. C’est oublier que le prophète n’a soumis l’Arabie à sa révélation que par un mélange de persuasion, de diplomatie, de guerre et de meurtre. Cf. sa biographie (nullement hostile ni polémique d’ailleurs) par M. Rodinson, Mahomet, Points-Seuil.

Sur l’islamisme contemporain : G.Kepel, Jihad (2000) et Fitna (2004), et les travaux d’O. Roy.