L'Appel du vide (2003)

Qu’y a-t-il de commun entre la volonté de guerre contre l’Irak, la capacité étasunienne à régner sur le désordre afghan, l’implosion argentine, la quinzaine de folie qui saisit la France au printemps 2002, le renouveau d’une contestation qui se veut anti-capitaliste, et la déconfiture de ce qui se présentait avant-hier comme un nouveau âge technologique ?

Certainement pas le signe d’une surpuissance américaine dominant le monde sur tous les plans, ni la montée d’une alternative crédible à cette hégémonie, encore moins une crise mortelle du capitalisme. Si ces éléments jouent leur rôle,  aucun n’est décisif.  Chacune de ces affirmations exprime un aspect de la réalité: aucune n’aurait de sens à elle seule,  et même leur réunion ne suffit pas à rendre compte de la situation.

 L’A.B.C. DU COMMUNISME, OU PRESQUE

L’évolution économique et sociale rappelle que le capitalisme est une contradiction en procès. Il n’est pas un cadre à l’intérieur duquel se déploierait la lutte de classes. Pour schématiser, le capitalisme est la lutte des classes.

Pardon de répéter ce qui n’est pas une évidence si répandue, mais qui a des implications, c’est le moins qu’on puisse dire, sur tous les aspects de la vie sociale, et d’abord sur ce qui fonde sa réalité fondamentale : il y a lutte des classes parce que les classes en présence ont des fonctions antagoniques. A l’échelle de la planète, et plus encore en 2003 qu’en 1848, notre monde repose sur l’échange de travail contre de l’argent. Cet échange est commandé et géré par une minorité, la bourgeoisie, ou classe capitaliste. Qu’elle en tire privilèges et avantages est socialement normal, mais n’inversons pas la causalité: ce n’est pas la richesse qui fait le bourgeois, c’est sa fonction de bourgeois qui l’enrichit. Et il  ne tient et garde cette fonction que tant qu’il accumule du capital et organise sa reproduction sur une base toujours élargie. La possibilité de cette accumulation provient de l’exploitation de la force de travail, unique marchandise que détienne le prolétaire.  La classe des prolétaires a pour fonction (nous ne parlons pas ici de sa capacité à révolutionner le monde) de vendre cette marchandise aussi cher que possible.

Que les contours (et surtout les marges) des deux classes fondamentales soient souvent difficiles à cerner n’enlève rien à leur réalité. Le propriétaire d’une filature de Manchester en 1840 était aussi différent de Louis Renault ou de Bill Gates, que l’artisan prolétarisé de 1840 l’était du métallo de 1930 ou de « l’opérateur » de 2003. Nous ne sommes pas sociologues. La sociologie sera toujours mieux apte à étudier les inter-relations au sein d’un groupe qu’à éclairer la fonction de ce groupe dans l’ensemble de la société.  Si nous parlons des bourgeois comme classe, c’est qu’il s’agit d’un groupe non étanche mais homogène par sa détention et son organisation collectives du pouvoir socio-économique. Intérêts relativement communs, liens familiaux et conscience d’une solidarité face au travail salarié assurent en gros d’une génération à l’autre la reproduction du groupe en tant que groupe, bien sûr revivifié par de nouveaux venus, et épuré des entrepreneurs déchus.

Dire que le capitalisme est la lutte de classes ne signifie pas que l’affrontement larvé ou violent soit quotidien dans l’entreprise ou dans la rue. Cela veut dire que capital et travail salarié vivent à la fois en partenaires forcés et en ennemis. Des lutteurs se combattent rarement à mort. Lutter, c’est le plus souvent accepter le cadre où on lutte. Si le capital a besoin du travail salarié, tant qu’existe ce système, le travail aussi a besoin du capital.

Si le capitalisme est un rapport social, s’il met en jeu les deux classes fondamentales qui le constituent et le font évoluer, il n’y a pas une cause unique à son évolution. Ne nous demandons donc pas si c’est un capital en crise qui pousserait les prolétaires à réagir; ou si c’est la résistance, voire la révolte des salariés qui le met en crise. 

Ainsi définie, la lutte des classes perd tout sens positif en soi, ou normatif, et désigne avant tout l’implication réciproque du capital et du travail.

Il en découle que la meilleure périodisation possible de l’histoire du capitalisme ne se fonde ni sur ses formes d’organisation (concurrentielle, monopoliste, de marché, d’Etat...), ni sur les formes de la classe dominante (bourgeois propriétaires, managers...), ni sur des phases technologiques. Ces éléments jouent seulement par rapport à ce qui les structure: la  forme du rapport salarial, l’organisation du travail productif, avec tout ce qu’elle implique. En distinguant la manufacture de la grande industrie, Marx entamait cette périodisation, à laquelle le « fordisme-keynésianisme » a ajouté une nouvelle phase, en crise depuis trente ans, mais non encore dépassée.

Ce qu’il s’agit de déterminer, c’est quelle dynamique anime cette contradiction sociale en procès. Notre hypothèse serait la suivante: la révolution ne se pose comme question pratique que s’il existe un trop plein de capitalisme, non un manque, c’est-à-dire s’il existe une possibilité de lutte contre la richesse qu’il nous offre, et non de lutte seulement ou surtout contre la misère.

La révolution communiste est le moment où critiques de la pauvreté et de la richesse ne font qu’une, par le rejet des pauvres richesses qui nous sont offertes, et la production de nouvelles. On ne mettra fin à la pénurie qu’en se débarrassant de l’abondance aujourd’hui proposée et promise.

C’est une constante de la réflexion révolutionnaire que de chercher le maillon le plus faible, et d’espérer la crise décisive de ce que la bourgeoisie ne puisse plus faire tourner sa propre machine. On suppose favorable le moment où le capital s’avère incapable d’entretenir à la fois son système et le prolétaire, donc incapable de donner du travail au salarié. Et l’on s’intéresse avant tout à la panne économique, marquée par les faillites, les licenciements, la chute de la production, la paupérisation de la masse des salariés, le déclassement des couches intermédiaires et la ruine d’une partie de la classe dirigeante.

La réalité historique dément cette vision, ou cet espoir. Quand règnent chômage et misère, le problème pratique n°1 devient d’en sortir. Il peut en résulter une lutte de classes intense, non une lutte communiste.

L’élan révolutionnaire entraînée par 1914-18 fut d’autant mieux contenu qu’il réagissait avant tout à la boucherie guerrière et à la paupérisation qui l’accompagnait: celles-ci trouvèrent leurs solutions (provisoires)  avec le retour de la paix et une série de réformes. Puis les classes ne cessèrent de s’affronter sans qu’aucune n’impose de solution. Cet étalement d’une crise amortie tout au long des années vingt explique pour partie l’atonie dont  fit alors preuve le capital, qui culmina dans la crise de 1929 et jusqu’à la seconde guerre mondiale. Même sous l’aiguillon de la concurrence, le capital n’est pas modernisateur par nature. Quand l’initiative n’est pas ou plus du côté des prolétaires, il est volontiers conservateur et manifeste une gêne certaine de la nouveauté, car moderniser est synonyme de remise en cause, d’amputation d’une partie de lui-même.  Aux Etats-Unis, le New Deal se heurta à la résistance acharnée d’une partie des patrons, persuadés qu’une longue file de chômeurs à la porte de l’usine restait la meilleure assurance de bonnes affaires. Il fallut le choc de la guerre pour imposer le nouveau système social de production, et pour trancher en Europe par la force le blocage social de l’Allemagne des années vingt, que le nazisme n’avait fait que recouvrir d’une dictature expansionniste. « Le fascisme est l’archaïsme techniquement équipé. » (Debord)

Le dynamisme ultérieur des Trente Glorieuses tient au déroulement concret de la lutte de classes, à  sa puissance, à son écrasement pour vingt ans en 1939-45. C’est ensuite seulement qu’a pu être posée ou esquissée la question communiste dans les années 1960-70: critique du travail, de la marchandise, de l’Etat. 

Aussi, sans jouer à aucune stratégie, au lieu de chercher le point faible, nous proposons de considérer la révolution communiste possible au point le plus fort, le plus haut d’un cycle d’expansion. Un système de production commence à devenir fragile au moment où il atteint sa pleine maturité. L’équilibre des conditions de productivité sociale est alors le meilleur, mais aussi  le plus élevé, le plus délicat à maintenir,  car les deux classes en présence en attendent le plus, et le compromis social se tend au maximum. Le système n’a jamais été aussi stable, mais ses faiblesses apparaissent, comme ce fut le cas du fordisme au milieu des années soixante.  Mais cette maturation suppose un prolétariat et une bourgeoisie l’un et l’autre actifs.

Il y a dix ans, l’opinion courante tenait le dépassement du fordisme pour un fait acquis, et en voyait le signe définitif dans l’émergence, sinon le triomphe de nouvelles technologies. Or, dans ce qu’il est convenu d’appeler la domination réelle du capital,  période où le capital a colonisé tous les domaines de la vie sociale qui dès lors concourent tous à sa valorisation, il n’y a de restructuration « réussie » que si elle englobe tous ses domaines et non un seul, si déterminant soit-il. Toute tentative de restructuration qui ne touche qu’un moment de l’exploitation aboutit à déséquilibrer à terme l’ensemble de la dynamique. 

Qu’en est-il aujourd’hui ?

ATONIE DE LA LUTTE DE CLASSES

Quatre réalités sur trois continents, de portées certes très inégales, ont des significations différentes mais qui traduisent un même état du monde: la rébellion sociale généralisée en Argentine en 2001-2002, le Mouvement des Sans Terre au Brésil, la grève des routiers français en 2002, l’impasse palestinienne. (D’autres lieux, comme l’Algérie, d’autres grèves aussi, témoignent de tendances similaires.)

   L’implosion argentine

N’insistons pas sur le détail des faits, révélateurs d’une capacité de rupture et d’invention sociales face à un ordre devenu désordre.  Il en a découlé  une situation que personne ne contrôlait plus, ni la bourgeoisie... ni le prolétariat. Le problème est là.

Apparemment, on ne pouvait rêver prolétarisation mieux accomplie. Non seulement des millions de salariés se sont retrouvés sans réserves, littéralement,  mais une bonne partie des classes moyennes également, quand leur épargne, déjà laminée par dix ans de libéralisme « dur », s’est vue indisponible, voire réduite à rien.  Si les classes se définissent d’abord par leur dynamique dans le conflit, la classe moyenne argentine a semblé momentanément prolétarisée dans sa chute sociale et surtout sa violence.  Il s’agissait bien d’un début de dissolution de la structure de classe: les ouvriers perdent leur emploi, les groupes sociaux se rejoignent dans l’émeute, et même des membres des couches supérieures cassent des vitrines de banques. Beaucoup des piqueteros refusaient de se définir comme « ouvriers », « chômeurs » ou quoi que ce soit, et leur mouvement avait une portée énorme dans un monde reposant sur la circulation (en cela, l’Argentine est un pays moderne). Mais ce refus ne les a pas conduits non plus à se définir pratiquement (à agir) comme autre chose. Ils savaient mieux ce qu’ils n’étaient plus que ce qu’ils pouvaient devenir. Le travail du négatif, s’il reste négatif, bloque la société mais ne la change pas. Et aucun lieu de lutte ni aucune forme d’organisation, seraient-ils illégaux, ne sont radicaux par eux-mêmes. Voilà une société dont les forces vives étaient en insurrection, où tout semblait réuni pour que l’on puisse enfin se passer d’un argent devenu si rare, d’un salariat souvent introuvable. Pourtant le processus s’est arrêté là, sans entamer une communisation.

Dans le courant de l’année 2002, l’évolution a montré ce qu’il en était de la prolétarisation des classes moyennes. Elles ont perdu une bonne part de leurs revenus, non leur fonction sociale, leur rôle privilégié dans l’organisation de la division du travail. La prolétarisation des couches intermédiaires n’est pas une question sociologique ou de revenu: elle suppose des prolétaires eux-mêmes socialement offensifs. En l’occurrence, ce sont finalement les prolétaires qui seront venus sur le terrain démocratique des classes moyennes.

En Argentine, le lieu de travail, quoiqu’en partie déserté (sous le coup des licenciements, ou parce que le personnel va manifester) existe toujours comme sphère séparée. Dans la rue conquise sur l’Etat, ce sont les solutions des classes moyennes qui l’emportent. Dans les quartiers populaires, l’auto-organisation, si fraternelle soit-elle, aménage la vie la moins mauvaise possible, qui y gagne certainement en solidarité et en communauté, dans les têtes et dans les faits, mais laisse subsister les causes qui reproduiront les mêmes effets: crise économique, paupérisation, dictature un jour.…

....Car s’il a dû s’effacer, l’Etat demeure. En Argentine, à la différence des pays européens, les corps de répression ne relèvent pas uniquement de l’appareil d’Etat, et se composent aussi de groupes plus ou moins  autonomes, certains privés, d’autres publics, parfois milices patronales, parfois gangs issus du syndicalisme le plus bureaucratisé. Le péronisme n’est pas un parti à l’européenne, plutôt un mouvement décentralisé, assis d’un côté sur une authentique base populaire, entretenant de l’autre des bandes prêtes à rétablir l’ordre à coups de revolver.

Deux voies s’ouvrent, qui ne s’excluent pas totalement. Soit l’option dure, comme au milieu des années soixante-dix: des listes circulent de plusieurs dizaines de milliers de subversifs à éliminer. Soit l’étiolement d’un mouvement social à travers son succès même: autogestion d’un quartier, d’écoles, parfois d’entreprises, ateliers communautaires, construction de logements et de bibliothèques, pharmacies populaires, jardins ouvriers....  Déjà des institutions fonctionnent en dehors de l’échange marchand. Quand l’argent manque pour payer les infirmiers et les instituteurs, ceux-ci travaillent sans salaire, nourris et soutenus par le quartier. Les besoins élémentaires sont pris en charge tant bien que mal, la consommation réduite au minimum, et les impôts, les factures d’eau et d’électricité, les loyers cessent d’être payés. L’échange monétaire régresse, la circulation prend souvent la forme d’un troc systématisé.  Les prolétaires argentins ne sont pas au-delà, mais en-deçà de l’argent.

De l’autre côté de l’océan,  dans un faubourg de Dakar, 100.000 personnes vivent quasiment sans salariat ni entrée d’argent, ni trop de violence, d’après ceux qui l’ont visité. Jusqu’à présent au moins, des conditions exceptionnelles (qui restent à analyser) assurent une entraide dans ce que l’économiste nomme pauvreté. Cette communauté n’existe que par un rapport social fort, mais local, incapable de s’étendre à l’ensemble de Dakar ou du Sénégal, et toujours susceptible d’être détruit de l’intérieur. En tout cas, le « basisme », le self-help reçoivent ici, comme dans les barrios argentins, un sens à mille lieues des « alternatifs » parisiens ou berlinois.

Le capital se voit contraint de devenir social, et l’Etat argentin d’accorder un financement minimum  à des projets gérés collectivement. Des entreprises comme Zanon (céramique)  ou Bruckman (textile) sont remises en  marche au bénéfice du personnel et les consommateurs dès lors traités moins en clients que comme un « public » à qui l’on rend un service.

Des éléments essentiels d’une rupture avec le capital sont présents (auto-organisation, solidarité, nouvelle vie collective, marginalisation de l’argent...): manque ce qui ferait la rupture elle-même, puisqu’on s’organise plus à côté de l’Etat et des rapports marchands, que contre eux.

L’élan prolétarien, à la fois cause et effet de la faillite du capital, n’a ni la force ni la volonté de transformer cette faillite en communisation. L’Etat  et l’argent s’éloignent sans disparaître, sans non plus qu’un autre rapport social n’en surgisse. Les prolétaires argentins n’entament pas la logique qui structure la société, n’organisent pas une production et une consommation, une vie sans argent, laquelle suppose un affrontement global avec l’Etat. Face à un capital qui se rétracte, ils sont capables de profiter du recul de l’économie, non de la dépasser.

La terre à la famille qui la cultive

En Argentine,  le personnel ne se réapproprie les usines qu’en cas de défaillance bourgeoise.  Au Brésil, la réappropriation occupe la terre laissée en friche, ou la plus difficile à cultiver. Contrairement à ce que tentaient par exemple les collectivisations en Espagne dans les années trente,  voire en Algérie après 1962, les grandes propriétés ne sont pas socialisées: on prend ce que le capital délaisse, c’est-à-dire le pré-capitalisme.

Ceux qui n’ont rien occupe ce qui est abandonné, et le gouvernement de Lula légalise leur occupation. Aucune pression populaire ne force l’Etat à aller au-delà, c’est-à-dire à lancer une réforme agraire digne de ce nom.

La faiblesse de la lutte de classes actuelle ne réside pas dans son étendue, car son ampleur dépasse de loin ce que nous pouvons en savoir.  On ne saurait même dire qu’elle est superficielle, car elle touche aux profondeurs sociales, mais en restant dans la même société.  A travers le Mouvement des Sans Terre, l’idéal libertaire de collectifs auto-administrés, décentralisés et coopérateurs est devenu le quotidien  de dizaines de millions de Brésiliens dont les enfants fréquentent des écoles qui en Europe ou aux Etats-Unis passeraient pour gauchistes.  Quand le capital ne dominait pas tout, il ne pouvait tolérer que des masses de petits paysans s’organisent de façon autonome. C’est maintenant possible, même à large échelle, tant que cette autonomie ne menace pas l’agro-business ou le business tout court, brésilien et international. Paradoxe apparent, l’omnipotence de la marchandise et du salariat permet de vivre ou survivre sur leurs marges. De toute façon, il n’est pas question de le tenter en Picardie ou dans le Midwest.

Quand la crise d’un continent ne produit qu’elle-même

Alors que perdure en Argentine un mouvement qui tire le pays en tous sens, le Brésil semble converger vers  un compromis réunissant l’essentiel des forces sociales.  Mais le président Lula,  ancien militant ouvrier et fondateur du Parti des Travailleurs, dont les soutiens vont du trotskysme au patronat, se trouve écartelé entre les promesses qui lui ont valu son succès électoral, et les réalités économiques, à commencer par les engagements qu’il se dit décidé à honorer vis-à-vis de la finance mondiale et du FMI. On danse mal un pied à Porto Alegre, l’autre à Davos.

Chavez au Venezuela et Gutierrez en Equateur ont tous deux été élus en dépit de la vive opposition, c’est peu dire, de la classe dirigeante locale et étasunienne, et se veulent hostiles à la mondialisation telle qu’elle existe, notamment à son outrancière financiarisation. Leur programme affiche un fort patriotisme marqué par un anti-américanisme tout aussi affirmé. L’objectif proclamé est de lutter contre la corruption et la pauvreté, de  créer massivement des emplois, de soutenir l’activité économique, de favoriser les petites entreprises, et de réduire les inégalités: partage des terres et contraintes diverses à l’égard des grands propriétaires, refus de la privatisation de l’industrie du pétrole.

Finalement, seul le mouvement social argentin est sorti de la légalité pour s’exprimer dans la rue contre le pouvoir.  Au Brésil, au Venezuela et en Equateur, en dépit de sa force, il continue de respecter le cadre institutionnel,  par le biais de l’élection d’un candidat censé représenter les déshérités, sinon issu de leurs rangs. D’une manière ou d’une autre, dans ces trois pays, les prolétaires font confiance au pouvoir pour contrer les secteurs les plus réactionnaires de la bourgeoisie.

En Argentine, et non sans hésitations, les classes moyennes ont fini peu ou prou  (plutôt prou: leur combat essentiel se bornant à une meilleure démocratie et à la réouverture des banques)  par se retrouver provisoirement aux côtés des prolétaires, chômeurs ou non. Au Venezuela, inversement, on assiste à une crispation de classe. S’il  peut encore compter sur l’appui de nombreux prolétaires et d’exclus, Chavez se heurte à la hargne virulente des « nantis », patrons d’industrie, grands propriétaires terriens, bureaucrates syndicaux,  sans oublier la quasi-totalité des classes moyennes qui s’efforcent aujourd’hui de le renverser, au nom de la démocratie, laquelle d’ailleurs s’améliore: ce n’est pas l’armée, comme au Chili en 1973, qui entretient la tension, mais les médias qui chaque jour appellent à l’émeute et au renversement de dirigeants élus.  

Le mouvement social argentin, expression d’un contexte spécifique, ne s’est pas « exporté », parce qu’aucun groupe significatif de prolétaires, radicaux ou non,  ne s’y reconnaît. Il n’a pu servir de référence et d’appui à la contestation au Brésil ou au Venezuela, encore moins dans le reste du monde. Il y a là une différence de taille avec les années soixante et soixante-dix, lorsque la réalité capitaliste suscitait une critique unifiée et unifiante (radicale ou non) et des modèles (confus ou non).  Non seulement Paris, Turin et Chicago étaient animés de luttes ouvrières identiques dans leur forme et leur contenu, mais aussi par une contestation convergente de la société et du mode de vie, avec pour figures emblématiques l’OS et l’étudiant censés se rejoindre un jour dans le même combat. Les armes de la critique commençaient à se muer en critique par les armes. Rien de tel n’existe aujourd’hui, et les deux tenants de la contradiction sociale - capital  et travail - ne produisent que des réponses fragmentaires, et par là inopérantes tant pour une refonte du capitalisme que par rapport à notre objectif: le communisme.

Globalement, le réformisme radical sud-américain remplit moins son rôle par les changements effectifs qu’il apporte, qu’en occupant le terrain politique. Maigre bilan comparé aux réformes accomplies en leur temps par Cardenas au Mexique ou Peron en Argentine.  Ce n’est pas la situation politique qui est bloquée, comme au Venezuela, pro et anti-Chavez faisant match nul, mais l’alternative sociale. Ni développement autocentré ni libéralisme comme au Chili après 1973 ne s’imposent. La lutte de classes s’anime et se fige.

 Echec sur la route 

Malgré de grandes manifestations syndicales comme celles qui, en mars 2002, réunirent trois millions de participants en Italie pour protester en particulier contre le libéralisme berlusconien,  manifestations qui peuvent faire illusion, d’autres luttes sont autrement révélatrices de la période que nous traversons, car significatives du degré de combativité prolétarienne.  Divers exemples seraient pertinents, comme celui de  Daewoo en Lorraine, mais nous nous concentrerons sur le mouvement avorté des routiers en 2002.

Chacun a en mémoire la désorganisation, voire la  paralysie économique causée il y a quelques années par des barrages de camions révélant soudain la vulnérabilité sociale d’un monde fondé sur la circulation, les flux tendus et l’absence de stocks significatifs. La base avait alors lancé une grève assumée ensuite par les syndicats. Il en était résulté quelques avantages non négligeables concernant emploi,  rémunérations et conditions de travail. L’ampleur du mouvement, sa virulence et son impact avaient pris au dépourvu dirigeants politiques et syndicaux, surpris que les salariés tournent si bien en leur faveur  le rapport de force sur le terrain.

Tout s’est joué différemment cette fois. Les directions syndicales  ont pris l’initiative, posant un ultimatum,  menaçant les patrons d’une grève des chauffeurs si ces derniers n’obtenaient pas entre autres un 13e mois.  En un mot, on négociait avant d’avoir instauré le moindre rapport de force, empêchant l’effet de surprise. Annoncée de longue date, la grève permit au pouvoir politique de se préparer: il décréta « stratégiques » un certain nombre de sites, et menaça de sanction toute tentative de les bloquer. De fait, il n’y eut jamais de réels barrages et les rares routiers qui s’y risquèrent finirent dans le panier à salade. De plus, certains patrons retinrent leurs camions au garage de crainte de les voir bloqués.

On ne fait rien à moitié. Proclamer d’avance que l’on n’interdira l’accès ni aux raffineries ni aux plates-formes des grands groupes de distribution, que le blocage ne sera jamais total, qu’il s’agira de barrages filtrants, est sans doute l’un des pires moyens de développer la combativité et d’élargir le mouvement.  On n’a jamais réussi une grève en cherchant à ne déranger personne.

Le désarroi profond des travailleurs sur le terrain permit au cirque syndical de donner toute sa mesure, et à quatre organisations minoritaires dans ce milieu d’accepter quelques miettes. Mais si les appareils ont pris le contrôle total du mouvement  et pu mettre en scène pareille pantalonnade, cela signifie que le rapport des forces n’est pas aujourd’hui en faveur des salariés, que ceux-ci n’étaient pas prêts à se battre réellement, et que d’ailleurs la population dans son ensemble n’était guère disposée à revivre semblable conflit avec tous les désagréments qu’il implique, surtout quand approchent les achats de Noël... La formule des « usagers pris en otage », autrefois apanage de la droite, est maintenant dans la bouche de tous les journalistes, et pas un syndicat ne récuse la notion de « service public minimum ». Au début des années 60, une grève d’EDF pouvait entraîner une soirée à la bougie, et celle des techniciens de la télévision signifiait un écran vide.  En 1963, les mineurs en grève n’avaient pas obéi à leur réquisition pourtant légale décrétée par De Gaulle. Aujourd’hui chacun va même au-delà du droit, demain l’on qualifiera de « service public » l’accès de la ménagère aux grandes surfaces.  C’est aussi à cela que se mesurent nos refus ou nos acceptations, et que se juge une époque.

Partout dans le monde, les travailleurs sont sur la défensive: ils ne font que répondre aux attaques du capital et, le plus souvent, non pour maintenir en l’état leur droit au travail, mais afin d’obtenir un licenciement aux moins mauvaises conditions.

Pour  nous limiter à la France, autour de 68, l’espoir se situe du côté des travailleurs, la crainte du côté des capitalistes.

Pendant la dizaine d’années qui suivent, des grèves comme celle du Joint Français deviennent emblématiques: s’il n’espère plus un autre monde, le travail exige le maximum possible du capital, et souvent l’obtient. On tente de sortir de la crise naissante « par en haut », par des pratiques qui, comme à LIP et quoi que nous puissions en penser, se veulent au-delà du capital.

Quelques années plus tard, espérance et peur changent de camp, mais aux attaques contre des secteurs entiers répliquent encore des prolétaires combatifs quoique conscients qu’ils ont momentanément perdu la bataille. Une violence du désespoir anime les sidérurgistes (1979).

Les échecs des années quatre-vingt suscitent un réalisme  prolétarien: sauver l’essentiel, c’est-à-dire sacrifier une partie du salaire pour conserver l’emploi. Pour continuer à vendre sa force de travail, le prolétaire s’auto-mutile.

La période actuelle voit la persistance de ce réalisme par nature inefficace, et qui n’empêche ni réductions de salaires ni intensification du travail, mais on ne se bat plus pour maintenir l’outil de production, seulement pour obtenir le moins mauvais « plan social » possible.

Par exemple, à Calais, les salariés licenciés de LU envisageaient de créer une coopérative ouvrière travaillant pour Danone -- qui a refusé. En 1973, le personnel de LIP entendait au moins fabriquer et vendre des montres en se passant des capitalistes.

Rien n’est définitif. Les pompiers britanniques ont récemment offert le contre-exemple de salariés offensifs revendiquant de très fortes augmentions de salaire, et en obtenant de substantielles, contre l’Etat et avec un net soutien populaire. Mais ce retournement ne fait que s’esquisser et, plus que la victoire des pompiers outre-Manche, l’échec des routiers français demeure la « tendance lourde » de la période. Globalement, au risque de désespérer les Billancourt contemporains, nous dirons notre étonnement devant le peu d’attention prêtée par les révolutionnaires à quelque vingt ans de défaites revendicatives. Imagine-t-on que plus il est battu, mieux le prolétariat se voit confronté à une situation quasi « pure », le laissant sans médiation face au capital, et l’obligeant à réagir enfin en révolutionnaire ? Croire que plus les prolétaires seront niés, plus ils finiront par nier ce qui les nie, relève d’une immense naïveté.

 Palestine

S’il n’est pas dans notre propos de refaire l’historique d’un conflit qui dure depuis cinquante ans, et représente bien sûr un facteur de déstabilisation de cette région,  rappelons que la logique fondatrice de l’Etat d’Israël fut mono-ethnique.  De la fin du 19e siècle à la deuxième guerre mondiale, personne ne pouvait raisonnablement parier sur la réussite du projet sioniste. Les vagues d’émigration fuyant les persécutions en Russie et en Europe  orientale se dirigeaient  infiniment plus vers les Amériques et l’Ouest de  l’Europe. Il fallut le traumatisme de 39-45 et la fureur exterminatrice nazie pour donner corps au sionisme et accélérer la venue de Juifs en Palestine.

A la différence des colonisations de peuplement en Algérie et en Afrique du Sud, c’est toute une société qui fut créée en Palestine, capital et travail, autour du sionisme socialiste, le mouvement ouvrier juif de l’est de l’Europe ne trouvant d’autre solution pour survivre que de devenir le moteur de la fondation d’un Etat national. Il en résultait une séparation profonde entre Juifs et Arabes, très éloignée par exemple de la coexistence d’ouvriers français et algériens dans l’industrie française. De fait, dès les années 30, la solidarité entre travail juif et travail arabe fut à peu près inexistante. Aujourd’hui, Israël fait tout son possible pour limiter le développement d’une classe dangereuse, et importe sa main d’oeuvre d’Asie (300.000 travailleurs étrangers, dont la moitié illégaux). Cette politique ne fait qu’accentuer l’artificialité d’une société frappée par le chômage, mais où c’est l’armée qui offre l’avenir le moins incertain à un jeune Israélien sans qualification.

Quant à l’hypothétique fondation  d’un Etat palestinien (en fait, d’un Etat pour les Arabes de Palestine),  elle se présente bien tard dans une région dont tout l’espace est occupé par les Etats arabes nés de la dislocation de l’empire ottoman sous le choc de 1914-18. Le mouvement national palestinien s’est formé essentiellement par réaction à la présence accrue de la population juive, et contre certains propriétaires terriens arabes prompts à vendre leur terre aux nouveaux venus. C’est cette présence qui, allant s’amplifiant, fera lever une appartenance et un nationalisme  auparavant quasiment inexistants.  Des années vingt et trente à aujourd’hui, il n’y eut presque jamais d’action sur une base « de classe » unissant prolétaires juifs et arabes, malgré la « prolétarisation » de la société palestinienne (par dépossession radicale de la plupart de ses membres), et malgré le fait qu’une  minorité  de Palestiniens  travaillent  en Israël, ou y travaillaient (200.000 auparavant, quelques milliers début 2003).

L’Egypte est peut-être l’unique Etat arabe assis sur un fondement national stable. Même l’Irak laïc repose sur une structure locale et clanique. L’OLP s’est donnée le seul programme véritablement laïc et national... et c’est bien pourquoi elle échoue devant la résurgence d’un passé ethnique et religieux revivifié par l’impuissance ou l’inexistence d’un capitalisme palestinien.

Depuis le début de la seconde Intifada (septembre 2000), le cycle attentat-répression ne cesse de se poursuivre,  ainsi que les affrontements entre la population palestinienne et l’armée israélienne,  au prix de milliers de victimes et d’une dramatique dégradation des conditions de vie de cette population, d’un chômage galopant, et d’une économie délabrée en Palestine mais aussi en Israël.  Le fossé se creuse entre les deux groupes, avec une exacerbation qui fait de chaque Israélien l’ennemi de chaque  Palestinien, et vice-versa. Tout se passe comme si la patrie, ou son rêve, devenait le seul bien du prolétaire juif ou arabe. Radicalisation aussi, mais nullement révolutionnaire, sur le plan politique: le Likoud semble au pouvoir pour longtemps, en dépit de sondages assurant qu’une majorité d’Israéliens souhaitent la paix, la création d’un Etat palestinien, et le démantèlement des colonies dans les territoires occupés. Quant au gouvernement  d’Arafat, dont l’autorité se réduit parfois à un appartement, il  ne pèse plus lourd face aux « intégristes islamiques ».  La radicalisation religieuse frappe aussi Israël, comme le montre l’influence des orthodoxes et de la majorité des habitants des colonies de Gaza et de Cisjordanie: le parti laïc apparu aux dernières élections aura beaucoup à faire pour déconfessionnaliser le pays. Pour nous, les attentats palestiniens contre des civils sont à mettre sur le même plan que les bombardements et mitraillages par les soldats israéliens. Ils sont l’expression de deux nationalismes également détestables, émanant l’un d’un Etat constitué, l’autre d’un Etat qui éprouve toutes les difficultés à émerger.

Un tel conflit,  pour l’instant sans issue, traduit l’impuissance des deux protagonistes. Israël n’éradiquera pas le « terrorisme », l’OLP ne prendra pas la tête d’un Etat digne de ce nom. Nous serions tentés d’écrire qu’ils ont besoin de ce conflit. Israël y puise de quoi maintenir une mentalité d ’assiégé, petit pays entouré d’une horde d’ennemis et devant combattre sans fin pour survivre. Sous d’incontestables formes démocratiques (mais comme l’antique Athènes, cette démocratie est réservée à des citoyens définis de façon très restrictive), la société israélienne est fortement militarisée, et la plupart de ses chefs politiques sont d’anciens officiers supérieurs.  Et la guerre permanente permet à la direction palestinienne de retarder l’obligation de gérer un Etat qui ne sera viable sur aucun plan, et ressemblerait fort aux ex-bantoustans sud-africains. Pour s’en convaincre,  il suffit de comparer le sionisme lors de la fondation d’Israël en 1948, acceptant immédiatement ce que lui offrait la communauté internationale, à l’OLP qui chaque fois place la barre plus haut et de facto met en échec toute amorce de souveraineté sur  un territoire.  Après avoir longtemps refusé l’existence d’un Etat juif, l’OLP a ressorti récemment de son chapeau le retour massif des réfugiés, exigence évidemment inacceptable puisqu’elle remet en cause le caractère mono-ethnique d’Israël, et donc son existence.

Les deux camps ont également contribué à l’échec des accords d’Oslo.  Israël s’est acharné à les vider de substance et à toujours placer l’autorité palestinienne devant le fait accompli, comme en témoignent la poursuite des implantations juives au coeur des territoires dits autonomes, et la volonté de garder la mainmise sur l’eau. De son côté, à Camp David puis à Taba, l’OLP a refusé des avances israéliennes, certes tardives, mais qui, compte tenu du rapport de forces régional et mondial,  constituait le maximum de ce qu’elle pouvait obtenir. Israël continue de bénéficier d’un soutien sans faille des Etats-Unis, alors que le monde arabe et le mouvement palestinien perdaient leur allié historique: l’URSS.

C’est la rébellion des sans réserves palestiniens qui  interdit de créer des bantoustans déjà peu imaginables sur un territoire aussi exigu. L’apartheid a besoin d’espace. Nous sommes loin du  capitalisme indigène rêvé par les nationalistes des années 1940 à 1975:  Mossadegh portait un programme de développement bourgeois national,  Nasser et le parti Bath  sa version socialiste nationale.  Ces projets aujourd’hui sont  épuisés, et le Bath irakien devenu l’instrument d’un clan qui se finance par la rente pétrolière. La modernisation cède le pas à l’archaïsme. En Algérie, personne n’a rien à offrir, ni l ’Etat, ni les islamistes, ni la contestation sociale, et la situation pourrit. Nulle part, les protestations contre la guerre en Irak ne s’appuient sur une alternative politique qui leur donnerait corps, comme au temps où existait la possibilité d’une gestion différente par un socialisme bureaucratique. 

La population palestinienne est comme toujours désespérément seule, sans soutien des pays « frères », si ce n’est comme alibi ou pour l’entraîner dans le sillage de leur propre politique. Les quelques manifestations qui ont éclaté ici et là ont généralement été à la remorque d’un nationalisme ou d’un autre, et les rares communistes de la région demeurent totalement impuissants, tant ces affrontements sont imprégnés d’esprit nationaliste ou de réflexes identitaires.  Ce sont plus des groupes de type Hamas que des organisations comme l’OLP qui profiteraient d’une invasion américaine de l’Irak.

Dans une société palestinienne prolétarisée sans prolétariat,  la pression  d’une force de travail sans travail, et qui ne se reconnaît que comme peuple contre un autre peuple, pousse à des actes ne pouvant mener aujourd’hui qu’à la catastrophe. Elle favorise la dislocation sociale, et ainsi reproduit sa propre crise. On pourrait parler d’autodestruction. La multiplication des portraits de S.Hussein dans les cortèges palestiniens ces derniers mois est éloquente  Pas plus que la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, cette activité n’est une étape vers une phase émancipatrice, communiste, elle n’est pas « progressiste » comme certains ont pu le penser ou persistent à le croire. Au mieux,  elle laisse les choses en l’état, au pire elle les aggrave, sans améliorer le quotidien des populations qui mènent ce type de lutte. Si elle a modifié leur statut, la fin de l’apartheid n’a pas sensiblement changé les conditions de vie des Noirs d’Afrique du Sud.

   L’aporie anti-capitaliste

Sur plusieurs continents,  un large mouvement se veut anti-capitaliste, comme l’indique l’un de ses mots d’ordre: « Le monde n’est pas une marchandise » (ou, depuis la fin 2002, « Pas de sang pour le pétrole »).  Ce mouvement a une réelle existence sociale,  des appuis dans les médias et chez les intellectuels, et surtout une capacité de mobilisation, évidente depuis Seattle (1999), Gênes (2001) et Florence (2002).

Le mot-clé n’y est plus parti mais association: cet élan  multiforme repose sur une large activité de base dans une foule d’activités et d’organisations. On s’engage à Act Up, on défend les sans-papiers, on participe à une manif  verte ou alter-mondialiste,  sans prétendre comme en 1930 ou 1960 à une saisie d’ensemble de la société, sans croire à un fondement historique  (le capitalisme, ou l’Etat, ou  l’autorité.) dont la transformation  entraînerait un bouleversement global. La totalité n’est  plus pensée que comme l’addition de domaines  dont aucun n’est déterminant, pas même le travail, et la société comme une juxtaposition de groupes (femmes, salariés, exclus, enfants, minorités ethniques ou sexuelles...) dont chacun doit se mobiliser et bénéficier de droits appropriés.  Ce « Tous ensemble » additionne des séparations.  Les « centres sociaux » qui fleurissent à travers l’Europe se font une règle ne pas se fédérer en parti à vocation nationale. L’idéal, c’est désormais d’être une base sans sommet. 

En dernier ressort, le facteur unificateur de ce mouvement, son plus petit commun dénominateur, c’est la tolérance, le refus de la violence, le rejet des extrêmes, en France bien sûr de Le Pen mais aussi de Lutte Ouvrière qualifiée de secte ringarde, bref c’est la démocratie. Car puisqu’on  ne veut plus de renversement violent,  d’expropriation de la bourgeoisie, de socialisme, de dictature même exercée par les prolétaires, comment imposer le partage des richesses, le respect de la nature, le commerce équitable, le droit du travail, etc.,  qui sont les buts du mouvement ?  Par  la pression d’une myriade d’assemblées et de collectifs de quartier, d’entreprise, d’usagers, de groupes représentant tel ou tel intérêt spécifique, et coordonnés.  Finie la prise du pouvoir, maintenant on le prend partout. 

En Europe, l’Italie figure aujourd’hui  la pointe de cette tendance, autorisant T. Negri à écrire, en référence aux années  soixante: «  le laboratoire Italie a recommencé à travailler » (Le Monde Diplomatique, août 2002).  C’est effectivement dans ce pays que le mouvement  « citoyen » est le mieux enraciné: longues chaînes humaines autour d’institutions menacées par le gouvernement de Berlusconi (siège de la RAI, tribunaux, etc.); manifestations géantes d’une CGIL capable d’épouser les revendications populaires. Cette gauche nouvelle alimente les innombrables débats sur une refondation programmatique qui tournerait le dos à la fois à l’archaïsme stalino-ouvriériste et aux dérives social-démocrates. Mais le diagnostic n’est pas la cure, moins encore la guérison. Nulle part, cette gauche enfin réinventée ne trouve le prolongement parlementaire... et gouvernemental qui seul en ferait l’instrument d’un néo-compromis social.  Un peu partout en Europe, les dirigeants politiques appartiennent à une social-démocratie centenaire rénovée à grand renfort d’injections souvent massives de libéralisme.  Exception à cette règle, justement, l’Italie, gouvernée par une droite dure: mais même là, le mouvement dit citoyen n’assure pas la relève réformatrice.  Ailleurs, il reste animée par des classes moyennes, sans assise ni appui dans le monde du travail, ce qui lui interdit au moins pour un temps de devenir une véritable force politique.

Ce handicap n’enlève pas tout rôle social à ce qui reste de l’ancienne social-démocratie. Il semblerait par exemple qu’après les dernières élections autrichiennes, les socialistes de ce pays s’engagent dans une phase d’opposition en refusant une grande coalition avec les conservateurs. Que la gauche soit aujourd’hui inapte à avancer des remèdes de portée comparable au keynésianisme, ne l’empêche pas d’absorber les luttes. Il se vérifie là une capacité,  sans doute négative, mais réelle.

Tout le monde l’a compris: seule une fraction de ceux qui se nomment anti-capitalistes s’oppose effectivement au capitalisme, dont la majorité souhaite modérer les excès par l’intervention de l’Etat, lui-même démocratisé, non plus d’en haut comme autrefois, mais d’en bas.

La limite actuelle, qui ne semble pas près de s’atténuer, de ce que nous appellerions les « vrais » anti-capitalistes, n’est pas d’être ultra-minoritaires, mais de ne pas se distinguer du réformisme radical de façon tant soit peu organisée et théorisée. Pour le moment au moins, les opposants effectifs au capital ne se reconnaissent pas comme tels -- sauf dans la violence. Mais la violence a beau être indissociable de tout changement social, elle n’en constitue pas le programme.

Aujourd’hui, ceux qui envisagent effectivement le communisme (qu’ils emploient, ignorent ou refusent ce mot) ne parlent pas de révolution, et croient possible d’entamer ici et maintenant des transformations cumulatives dont la superposition équivaudrait à changer de monde. Et ceux qui parlent de révolution ne l’envisagent pas comme communisation. 

Il en sera ainsi tant que la crise sociale sera supportable, c’est-à-dire supportée,  tant que capital et travail trouveront en quelque sorte, chacun à sa façon, avantage au présent statu quo. Le réformisme conservateur reste la chose du monde (en tout cas du monde dit riche) la mieux partagée.

Quoique l’essentiel de l’oeuvre de Keynes et les innovations de Ford soient antérieures à 1929, keynésianisme et fordisme n’existaient pas socialement avant le New Deal.  Ford pouvait imposer le 5 $ Day au sein de ses usines, mais les modalités concrètes d’extraction de la plus-value interdisaient d’appliquer son système à l’ensemble de la société américaine. De telles propositions ne sont devenues force historique que comme réponse à la crise de 29. Pour qu’elles jouent pleinement le rôle de cadre organisateur de la société, encore a-t-il fallu une guerre mondiale et la reconstruction qui s’ensuivit. Alors la synthèse (jamais totale) « Taylor + Ford + Keynes » résout la crise de fonctionnement. Le réformisme radical, caractérisé par une critique éclatée (qu’il revendique même comme un de ses points forts), ne peut pour l’instant que demeurer inefficace. 

Il est illusoire de lutter contre l’effet de serre et pour un développement durable, aussi longtemps que la vente de marchandises à obsolescence programmée reste au coeur du système économique. Les capitalistes ne se mêlent d’écologie que lorsqu’elle est source de profit et aide à rationaliser la production.  Le lobby nucléaire construira des éoliennes.

La taxe Tobin - mais s’agit-il d’autre chose que d’un slogan ? -  est vaine (sauf dans l’optique de son initiateur, à la recherche d’un bon outil financier, non d’un remède aux inégalités).  Tant qu’il sera plus rentable de spéculer que d’investir à moyen ou long terme, nombre de capitalistes spéculeront et trouveront une échappatoire à cet impôt si jamais il venait au jour.

Le rééquilibrage des moyens de transport par la priorité aux transports collectifs, au ferroutage et aux voies fluviales relève du voeu pieux, aussi longtemps que l’automobile constitue un des piliers de l’économie. L’homme moderne range son  VTT dans le coffre de sa voiture.

Nous pourrions multiplier les exemples.  De même que la monoculture a détruit la forêt, l’industrialisation des pays émergents dévastera l’environnement. La Chine ne s’intégrera pas à la division internationale du travail selon les niveaux de pollution que respecte la France en 2003, mais selon ceux de 1900, au mieux de 1950.  L’autocritique capitaliste encore fragmentée ne deviendra réalité pratique que si  les normes de consommation, et donc de production, et par là de toute la vie sociale sont bouleversées.  Le monde a certainement beaucoup changé depuis les années quatre-vingt,  mais l’entrée dans un nouveau compromis de classe et un nouveau cycle de développement  passe par une accentuation de la crise sociale que connaît aujourd’hui le capitalisme.  Le contenu et le déroulement concret de la lutte de classes ne poussent  pas actuellement à cette aggravation. Si les ingrédients d’une réorganisation capitaliste du monde sont bien présents, il manque à ce jour la dialectique sociale qui  en opérerait la synthèse.

Sous des formes différentes à Rio, Paris, Rome ou New York, l’attraction qu’exerce le réformisme radical va de pair avec sa faible capacité à influer sur le cours réel des choses. En France, aussi bien  l’extrême-gauche que l’extrême-droite ont fait pâle figure aux législatives de 2002. La solution autoritaire ne prend pas, ni ne se développe un néo-réformisme salarié.  Si l’on ajoute la forte abstention (qui resurgit après les présidentielles, et émane surtout des catégories défavorisées), nous sommes loin d’une consolidation réformiste. Les années trente ou soixante ne voyaient pas un renoncement au bulletin de vote.

On avait enterré l’ouvrier. Quand le mort se réveille, il ne ressemble ni au métallo d’antan, ni à un prolétaire radical, plutôt à un trou noir prouvant seulement que le travail reste central.  Les « nouveaux  mouvements sociaux » ne remplacent pas l’ancien mouvement ouvrier.  Ils pensent la question sociale sur le modèle de l’immigration et de l’exclusion: il s’agirait de faire entrer dans la société ceux qu’elle laisse à sa porte. C’est oublier que le compromis de classe antérieur intégrait des millions d’Italiens, d’Espagnols et de Polonais (en Angleterre, d’Irlandais, en Italie, de migrants du Mezzogiorno, aux Etats-Unis, de Noirs venus du Sud, etc.)  par un échange basé sur le travail: le salarié payait pour la Sécurité Sociale et sa retraite, le logement social récompensait son effort productif, et l’école apprenait un métier à ses enfants. Aujourd’hui, les allocations et aides diverses compensent mal le manque d’emploi, le HLM est un secours accordé aux démunis, et la scolarisation, quoique prolongée, souvent perçue comme négative. Or la démocratie n’a pas sa force en elle-même, mais dans ce qu’elle réunit. Nous ne vivons plus au temps de Socrate. De nos jours, pas de démocratie sans salariat, ni sans reconnaissance de la contribution du salarié à la société.

Radical ou pas, le  réformisme actuel n’y apporte aucune solution.

On s’étonnera peut-être de lire dans un chapitre visant un point de vue d’ensemble sur la lutte de classes des commentaires sur des situations ou des courants fort dissemblables, sinon opposés.  C’est qu’il n’existe actuellement pas de réelle coupure entre les deux moments  - radical et  réformiste - de réaction au monde et de critique.  L’un ne saurait exister sans l’autre. A Seattle comme à Gênes, ils se sont manifestés sur le même terrain, l’un tentant de radicaliser le discours et la pratique de l’autre,  qui de son côté  s’employait à réabsorber la dimension subversive du premier  où il trouve une de ses sources. Sans croire  que l’histoire se répète, nous oserons l’analogie entre la situation actuelle et les rapports, il y a quelques décennies,  entre la bureaucratie politique et syndicale et les diverses variétés de gauchisme. Malgré l’apparente radicalité de son propos et de certains comportements, le gauchisme se situait sur le même terrain que la bureaucratie, dont il représentait (y compris aux yeux d’une minorité d’ouvriers) la contestation et une relève éventuelle. Il n’a d’ailleurs prospéré que tant qu’a duré l’hégémonie  des bureaucrates sur la classe ouvrière. Cette domination disparue, le gauchisme n’a eu d’autre solution que de tenter de prendre sa place ou de se complaire dans un militantisme sectaire sans lendemain.  De même, les virulences des Black Bloc auraient été impossibles sans la mobilisation d’organisations réformatrices qui ont donné son caractère massif au rassemblement de Gênes en 2001. Cette radicalité n’a aucun espace politique ou social  autonome, et dépend de l’avenir des pressions réformistes comme de celui que se donnerait un renouveau communiste. L’Argentine l’atteste de façon bien plus visible qu’au Brésil  et au Venezuela: le mouvement radical n’a pu véritablement s’y manifester, coincé entre l’émergence, même fragmentée, des prolétaires, et les multiples facettes de la réforme.

Le foyer du réformisme radical se trouve peut-être aujourd’hui en Amérique latine (pensons aussi à l’Equateur, et bien sûr au Chiapas).  Là, s’accumule une réelle expérience sociale où des luttes poussent à l’invention de modèles réformateurs originaux. C’est à Porto Alegre, non à Berlin, qu’ATTAC puise son inspiration. Mais de quelle marge de manoeuvre dispose Lula, renonçant au programme originel du Parti du Travail, quand le Brésil dépend d’un marché mondial où il joue le rôle second d’un pays dominé ? (concept bourgeois,  certes, mais exprimant une réalité: la majorité des échanges ont lieu entre pays « développés ») Peron n’a réussi qu’en adaptant à un pays dominé le keynésianisme alors régnant: il n’y a pas aujourd’hui de solution globale (= mondiale) comme l’a été la régulation à partir des années trente. Il est significatif qu’au moment où il prend  l’Etat brésilien en charge, le PT perde la majorité dans sa ville-phare qui a valeur de symbole: Porto Alegre.

Un pacifisme pacifié

En 1914-18, les révolutionnaires affirmaient: ceux qui critiquent le patriotisme sans critiquer les partis socialistes qui l’ont accepté ne pratiquent qu’un discours creux. Une même logique vaut en 2003 pour ceux qui dénoncent une guerre contre l’Irak sans s’en prendre aux Etats, à tous les Etats. Les récentes manifs géantes contre la guerre ne vont pas au-delà d’un (très positif) décrochage entre l’opinion et les gouvernants.

Le pacifisme actuel se présente comme très différent de celui des guerres d’Algérie et d’Indochine. Quelques illusions qu’ils aient portées, anti-colonialisme et anti-impérialisme comptent parmi les matrices des contestations radicales des années 60-70, notamment parce que  les classes dirigeantes dans leur ensemble étaient rendues responsables des guerres et de leur cortège d’horreurs. Il s’agit aujourd’hui de tout autre chose, d’une pression populaire sur les Etats, voire d’un appui à certains Etats pour en empêcher d’autres de partir en guerre. Une paix « juste » suppose possibles (et un jour ou l’autre justifie) des guerres justes.

Un slogan en résume  l’ambiguïté: « Pas de guerre sans l’ONU ». En 1960, toute intervention onusienne, en Afrique par exemple, était avec  raison qualifiée d’impérialiste. On n’attendait pas de l’ONU, mais de la résistance vietnamienne, conjuguée au refus des GIs de mourir pour la bannière étoilée, qu’elle mette fin à la guerre en Indochine.

Défiler aujourd’hui pour la paix, et s’en tenir là, c’est accepter demain une guerre qui saura se présenter comme destinée vraiment à éliminer un  fauteur de guerre.  Dans les polémiques autour de l’arsenal dont disposerait  ou non le dictateur de Bagdad, personne ne soulève publiquement  la question des armements cent ou mille fois supérieurs que possèdent les pays qui se préparent ou se refusent à envahir l’Irak. Les missiles nucléaires français ne seraient donc pas des vecteurs de mort ?... Cet absurde a sa logique, dès lors que l’on admet que certains Etats, parce que démocratiques, sont malgré leurs défauts plutôt positifs, et d’autres, dictatoriaux, franchement nuisibles et susceptibles d’être attaqués dans l’intérêt de la paix.  Il suffit de se rappeler comment l’opinion occidentale accepta la première guerre du Golfe, puis (non sans réserves) celle contre la Serbie. Jamais une intervention en Irak bénéficiant de l’aval de l’ONU n’aurait mobilisé les foules.

On nous objectera qu’une minorité fait entendre de tout autres positions. Il est permis d’en douter. Mise à part la diffusion de tracts et de journaux, quelle coordination minimale, quelle activité autonome rupturistes ou radicaux ont-ils pu mener ? Florence fin 2002 (500.000 personnes), puis les manifestations monstres de février 2003 y ont répondu: à peu près aucune.

Dans les pays dont les troupes ne participent pas sur le terrain à l’effort militaire étasunien, règne un pacifisme de masse qui, parce qu’il va de soi, renonce à un contenu politique. Quand des affiches pour la paix fleurissent même, comme en Espagne, à l’intérieur des banques, « la guerre » n’a pas plus de sens que n’importe quelle cible morale,  telle la pauvreté ou l’intolérance. On est encore dans l’évidence d’un Bien contre un Mal.

La situation est différente en Angleterre et aux Etats-Unis, où refuser la guerre équivaut au minimum à s’opposer au gouvernement, voire à l’Etat. En Grande-Bretagne, par exemple, une large mobilisation pour bloquer des bases militaires a coïncidé avec le refus de cheminots de transporter du matériel pour l’armée. Notre but n’est pas de « trop » prouver en accumulant les faits négatifs, ni de cultiver un pessimisme là ou beaucoup pèchent par optimisme, mais de discerner les tendances qui dominent. On ne peut exclure que ce type d’action directe, combinée à des luttes dans le monde du travail comme celle des pompiers que nous avons évoquée, transforme un jour profondément l’anti-capitalisme. Mais rien ne montre qu’une telle évolution soit en cours.

Des années de propagande (et une amorce de pratique) autour de l’Etat de Droit, de la justice internationale, du contrôle du pouvoir par les citoyens, des droits de l’homme,  ne sont pas restées sans effet. Mais leur prégnance n’a été rendue possible que par la pacification des esprits et des comportements qui caractérise les démocraties contemporaines.

***

En synthèse du tableau que nous avons tenté de dresser,  il apparaît que le niveau même de la confrontation des classes ne pousse aucune d’elles à « révolutionner » son mode d’existence. Les luttes ne manquent pas, notamment contre les licenciements, mais n’empêchent rien, ne règlent rien. Frappées d’atonie, les protagonistes, malgré leur agitation, font preuve de rigidité, pratiquant un sur-place qui ne bouleverse pas le terrain de  l’affrontement.  Il en résulte l’étalement d’une crise dont nul ne voit ni ne veut sérieusement la fin.  Au plan mondial, le travail salarié est capable de mettre en crise le capital, non de le forcer à évoluer en profondeur, encore moins à proposer autre chose. Malgré les apparences, prolétaires et bourgeois pratiquent un réformisme conservateur soucieux de préserver les positions acquises -- comportement social typique des phases de mûrissement difficile.

 OBSOLESCENCE DU NOUVEAU 

 Vain recours à l’anti-matière

L’économie dite nouvelle, axée sur le fameux TMT (technologie, médias et télécommunications), devait inaugurer un cycle quasi infini de prospérité, dont la recette n’était pas d’abord technologique, mais sociale : contrairement au cycle de production précédent faisant du salaire à la fois un coût et un investissement,  le nouveau réduisait le salaire à un coût qu’il fallait comprimer de toutes les manières: attaque directe, dégradation des conditions d’emploi et de travail. L’ambition visait bien à instaurer un autre rapport salarial.

Le nouveau cycle affichait un mépris systématique de la fonction productive classique, reflété dans la vogue des théories de la valeur sans le travail. Il se voulait bâti moins sur la fabrication de marchandises « palpables » que sur la circulation d’objets virtuels, allant jusqu’à avancer que l’intellect était la seule matière première éternellement renouvelable, les idées appelant les idées, la connaissance la connaissance, etc.

Quinze ans plus tard, il est patent que la vision moderniste (dont tout ce qui payé pour penser et parler  s’est fait l’écho) ratait la cible. L’ « entreprise sans usine » ne signifie pas l’absence d’usine, mais des usines situées ailleurs, extérieures à l’entreprise proprement dite, et de surcroît non obligatoirement délocalisées en Europe de l’Est ou en Asie.  Alcatel, dont le PDG passe pour l’inventeur de la formule, s’est ainsi échiné à externaliser sa production pour ne garder que les activités dites nobles et rentables, les services et la recherche.

Il est navrant de devoir répéter que l’économie contemporaine n’est ni au-delà de la matière, ni faite avant tout d’intellect, et continue, comme par le passé, de devoir valoriser toujours mieux productions « matérielle »  et « intellectuelle » en les unissant chaque jour davantage.  Ce n’est  pas aujourd’hui l’informatique qui « tire » ce qui reste de croissance aux Etats-Unis, mais l’automobile et le bâtiment, que l’informatisation a contribué à rationaliser.

L’illusion du savoir créant de la valeur a un contenu de classe.  Qui serait en effet détenteur du savoir ? les élites bien entendu, en aucun cas le prolétaire de base.

Depuis un siècle au moins,  le capitaliste rêvait de pouvoir se passer du prolétaire.  Après 1989, non seulement la bourgeoisie occidentale s’est vue délivrée du rival capitaliste d’Etat, mais débarrassée de son vieil ennemi intérieur par soumission ou dispersion de la classe ouvrière. L’illusion d’un au-delà de la matière, de la nature, de l’humain, s’est alors donnée libre cours. Tout était supposé réductible à des 0 et des 1, marchandisable, reproductible en laboratoire. L’obstacle naturel et l’obstacle social étaient l’un et l’autre présentés comme indéfiniment surmontables.

Avec une machine-outil, tout est lourd. Sur du papier, tout devient simple …et lent. Sur un écran, tout semble à la fois simple et rapide.  Mais les choses et les êtres vivants ont encore trois dimensions. Dans la réalité, l’immatériel tant vanté accompagne le matériel (marketing, relations avec le client, service après vente, etc.). Le High Tech (biotechnologie, multimédias, énergies nouvelles, etc.) passe par des objets qu’il faut bien fabriquer.  Celui qui visionne dans son salon un film par pay TV peut s’imaginer libéré de la matière : le spectacle vient et repart grâce à des fils, de même l’argent pour l’acheter. C’est oublier que ce film a nécessité un lourd équipement et des êtres humains (même un dessin animé exige un travail long et onéreux). Il n’existe pas d’économie de la connaissance, mais une exploitation économique renforcée de la connaissance. On ne remplacera jamais totalement les ouvriers par des chercheurs et des créatifs. D’ailleurs les unités de recherche et de développement sont elles-mêmes conçues et gérées comme des usines. 

Dans ces conditions, parler d’usines « jetables », ce qui implique des prolétaires jetables, revient à raisonner et agir à court terme. Parfois le rêve devient cauchemar. Malgré son brillant PDG, Alcatel a fait de mauvaises affaires.

 Le fictif comme moment du réel

Inutile de détailler les oscillations boursières, la croissance en panne, l’esquisse de récession américaine, les faillites, l’effondrement de consortiums issus de la course au gigantisme, l’aggravation des déficits cumulés, privés et publics, l’énorme endettement des entreprises (France Telecom: 70 milliards en 2002), la flambée spéculative (un produit financier chasse le précédent), le renchérissement du coût de l’énergie, les licenciements collectifs en chaîne, les pays en dépôt de bilan comme l’Argentine avec tous les effets de dominos possibles, etc. Il y a quelques années, la presse annonçait tous les trois mois un nouveau record de méga-fusion: aujourd’hui, ce sont des déficits records.  On espère une reprise,  regard braqué sur le seul indicateur à peu près positif, la consommation des ménages. On interprète l’explosion de la bulle spéculative née de la Net Economy comme bénéfique en affirmant qu’ainsi le marché se purge lui-même.  L’explication est un peu courte quand le phénomène affecte l’ensemble de l’économie. Aucun expert n’a d’ailleurs fourni d’explication crédible à la naissance de la bulle.

Il est significatif que réapparaisse un « capitalisme de gangsters »,  plus proche de la  bourgeoisie compradore de colonies vouées au pillage que des gestionnaires d’un pays développé.  De tels comportements ne datent pas d’hier, mais leur généralisation obère le fonctionnement du capitalisme. S’il est socialement «  normal » que de grands patrons s’octroient des rémunérations et avantages extravagants, il devient contre-productif de taper dans la caisse avant le naufrage et de truquer les comptes au bénéfice exclusif d’une poignée de dirigeants. Si les bilans sont faux, « il n’y a tout simplement plus de capitalisme possible », déplore un économiste.  L’information fait partie des matières premières d’une entreprise: fantaisiste ou falsifiée,  son incidence sera négative, et encouragera les conduites les moins rationnelles.  Keynes en son temps qualifia les boursicoteurs d’imbéciles uniquement capables de réflexes moutonniers.

Il ne sert à rien de dénoncer les agissements les plus caricaturaux (mais qui ont la fâcheuse tendance de se multiplier).  De telles pratiques  trouvent leur fondement dans le besoin des entreprises de présenter des résultats fortement bénéficiaires (le mythique 15% de retour sur investissement), afin de continuer à attirer les capitaux nécessaires.

Les moralisateurs ne s’interrogent pas sur la contagion de ces comportements prédateurs, ni sur l’avènement d’une financiarisation excessive, nuisible aux intérêts du capitalisme dans son ensemble, de sa perpétuation dans la meilleure stabilité  possible. C’est pour maquiller l’échec de la recette miracle censée inaugurer le 21e siècle (faire du gaz, de l’électricité, du bois, etc. des virtualités échangées sur un marché électronique) que les dirigeants d’Enron ont truqué leurs comptes. 

Le capitalisme n’est pas scindé en deux camps antagonistes distincts, l’un possédant l’industrie, l’autre la finance. Il y a complémentarité et contradiction entre deux fonctions, deux formes nécessaires et imbriquées reposant  (ou devant reposer) sur un équilibre dynamique. Le système commence à dysfonctionner quand l’un des moments l’emporte trop sur l’autre, quand fabriquer cesse d’être rentable, ou quand le court terme financier freine l’investissement productif à long terme. On n’investit pas pour récolter des dividendes après sa mort, ni non plus pour un bénéfice sans lendemain.  Chacun comprend qu’une entreprise dirigée par de brillants ingénieurs concevant des prouesses techniques invendables courrait à  la faillite. Mais la même logique condamne l’entreprise tombée sous la coupe de directeurs financiers ou d’actionnaires pressés de rentabilité immédiate.

La  théorie à la mode de l’évolution d’un capitalisme de propriétaires (19e siècle) à un capitalisme de managers (l’ère des organisateurs, première moitié du  20e siècle), avant d’aboutir au capitalisme actuel dominé par les actionnaires, est  fausse, du moins si elle présente la troisième phase comme un nouvel âge. Le souci n°1 des managers  n’était pas et n’est pas la croissance en soi de l’entreprise afin d’assurer leur propre position, mais la rentabilité qui conditionne leur maintien à un  rôle dirigeant. 

Ce qui a changé, c’est le privilège donné au profit rapide, qui  fausse le mécanisme global, et pour cette raison signifie non une ère nouvelle, mais le passage non abouti à une ère nouvelle. La bureaucratie dirigeante des entreprises n’expliquait pas le fonctionnement du capitalisme de 1950. La « gouvernance » des actionnaires n’explique pas celui de 2003, et traduit un état de crise.

Gonfler l’actif par des acquisitions fera sans doute monter le cours de l’action,  mais se révélera demain néfaste si leur coût d’exploitation est supérieur aux gains. Le capital « fictif », celui des actions, a sa réalité à lui, non manipulable à volonté: il ne tient son rôle dans le système que par la production et la vente bénéficiaire de marchandises. Les capitalistes n’ont pas pour habitude d’investir dans des entreprises dont ils escomptent la faillite. Par contre, quand globalement l’exploitation du travail ne génère pas assez de profits, certaines fractions du capital ont tendance à tout faire pour s’emparer des secteurs les plus rentables (y compris à imaginer rentable ce qui ne l’est pas), aggravant ainsi le déséquilibre général. Les bourgeois ne sont pas altruistes au point de partager raisonnablement des profits en baisse afin qu’aucun d’entre eux ne reste sur le bord de la route. Non par cupidité, mais simplement parce que ce serait contraire au rôle moteur de la concurrence.  La bourgeoisie n’est pas une famille.

 L’obsession du profit rapide comme signe d’un manque de profits

Un point généralement peu souligné est la saturation du marché solvable, masquée par l’explosion de la consommation et du crédit.  En ce moment, aux Etats-Unis, l’industrie automobile doit proposer un crédit gratuit  sur trois ou quatre ans (en sus de fortes remises), et  la consommation intérieure repose sur un endettement qui atteint des sommets historiques.  La production de téléphones mobiles a été divisée par deux en France entre 2000 et 2002.  Les ventes mondiales de PC ont baissé de 5% en 2001, sans doute aussi en 2002.  Comme le transport aérien et les télécommunications, la micro-informatique entre dans une phase de « non profit ».   La norme GMS est  à la fois saturée et financièrement déficitaire, mettant en crise des équipementiers comme Alcatel et Motorola, alors que la norme UMTS n’est pas prête à assurer la relève. L’aventure suppose des investissements colossaux sans assurance de rentabilité pour des groupes industriels déjà endettés au-delà du raisonnable. Le problème du nouveau téléphone portable n’est pas qu’il offre ou non la prothèse universelle nécessaire à l’homme moderne, à la fois ordinateur de poche, facilitateur de services, appareil-photo... , mais qu’il redresse la courbe des bénéfices. Jusqu’ici,  du point de vue des profits, la fuite en avant technologique ne tient pas ses promesses.

Pour ce qui concerne la France, les mécomptes de Vivendi Universal illustrent parfaitement la réalité du « nouveau » cycle. Ce qui se présentait comme vecteur d’une économie différente, et donc comme symbole de ce cycle, patauge dans la marasme. Le seul secteur du défunt groupe qui surnage est celui de l’environnement, plus proche par ses activités bassement matérielles (traitement de l’eau, notamment) de l’ancien cycle que du nouveau.  Vivendi Universal a d’ailleurs mis les profits de ce secteur à forte contribution pour récolter l’argent nécessaire à ses grandes stratégies téléphoniques.

La situation dont nous venons d’esquisser les contours est révélatrice d’une donnée fondamentale: une productivité du travail devenue et restée notoirement insuffisante.  Le capitalisme a pu faire illusion en multipliant les offensives contre les salariés, par l’élimination de capital mort dans des industries obsolètes comme la sidérurgie, mais l’ensemble de ces mesures reste insuffisant pour restaurer un taux de profit acceptable. Dès lors se pose l’exigence d’une destruction autrement drastique de capital mort et, pourquoi pas, de la force de travail.

A cet égard, le capital est incapable d’assurer la survie d’une masse de sans réserves pour longtemps ou pour toujours inemployables, comme l’illustrent la progression du sida en Afrique et en Extrême Orient, et la renaissance de maladies que l’on croyait éradiquées en Europe, la tuberculose par exemple. Les conditions sociales et donc sanitaires d’une partie de l’espèce humaine la condamnent à dépérir. Le phénomène de  surpopulation relative, c’est-à-dire d’un excédent d’êtres humains sur les possibilités historiquement offertes d’existence, n’est pas né avec l’époque moderne. La Grande Peste du moyen âge aurait anéanti un tiers des Européens. Le capitalisme, par sa diffusion planétaire et sa capacité à remodeler, ébranler ou détruire tous les modes de vie, crée sa propre surpopulation relative, réduisant par exemple dans un même pays la mortalité infantile et prolongeant la vieillesse, tout en y aggravant les conditions sociales et alimentaires et en propageant des virus. Chaque fois, une combinaison de facteurs socio-politiques et sanitaires entre en jeu. Aux lendemains de 1914-18, la grippe espagnole fit plus de victimes que tous les fronts militaires réunis, dans une population européenne brassée et sous-alimentée du fait de la guerre. Aujourd’hui, les déshérités non salariables entassés autour des métropoles  (la moitié de la population mondiale est urbanisée) représentent un facteur non seulement de déstabilisation mais de désagrégation sociale, à laquelle le système n’apporte d’autre réponse que les ONG et le charity business.

Le capital s’imagine remodeler les êtres biologiques par la manipulation des gênes, et les comportements sociaux à l’aide de prothèses techniques, comme si l’on pouvait jouer sans limites avec les données naturelles. Mais la nature « se venge », trouvant un nouvel équilibre, régulant la surpopulation relative à travers épidémies et guerres. Or, s’il est dans la logique de la forme historique de la civilisation humaine qui a nom capitalisme que « le mort saisisse le vif »,  cette tendance poussée à l’extrême asphyxie le capital. Il est aussi impossible d’automatiser entièrement une usine, comme des Japonais l’ont envisagé il y a vingt ans, que d’abandonner des pays entiers au SIDA, à la famine et à la guerre civile.

Absence d’un nouveau symbole social unificateur

Dramatique dans le tiers-monde, adoucie pour les pauvres des pays riches,  pareille situation révèle une volonté manifeste du capital, depuis des années, de se débarrasser du travail et des prolétaires -- autant que faire se peut, il va sans dire: dénigrement du fait ouvrier, de l’acte productif traditionnel, célébration d’une prétendue fin du travail, voire ringardisation des marchandises les plus matérielles...  Le capital finira cependant par s’apercevoir qu’il ne saurait durablement exister sans ou contre les travailleurs.

Dans le même temps qu’était stigmatisée la lourdeur ouvrière, on portait aux nues les classes moyennes (terme impropre, que nous gardons par commodité, pour circonscrire un ensemble dont le rapport avec son travail diffère profondément de celui des salariés d’exécution).  Laissons de côté les anciennes classes moyennes (artisans, petits commerçants, professions libérales d’antan, etc.) pour ne considérer que les « nouvelles »,  salariées, souvent investies de quelques responsabilités dans le travail, dont les membres ne se pensent ni  n’agissent comme « ouvriers ». Une dactylo de 1960 pouvait estimer appartenir à « la classe ouvrière », certainement pas le prof de collège de 2003, serait-il le plus méprisé de Seine Saint-Denis.

Ces classes moyennes modernes furent et continuent d’être présentées comme facteur de stabilité sociale, parce que démocratiques et consommatrices. D’aucuns mesuraient même l’évolution d’une société à l’aune de leur croissance statistique. Cependant, elles n’ont pas véritablement remplacé l’ouvrier comme figure emblématique d’une phase dans l’histoire du capitalisme. Elles n’ont pas apporté non plus une manière autre de consommer.  Les objets achetés ont plus évolué que leur mode de consommation.  Pour finir, elles n’ont pas induit une nouvelle critique (modérée ou virulente)  de la société. Or, s’il n’y a évidemment pas de révolution sans capacité de critique, cette dernière est également nécessaire à l’évolution de la société capitaliste. Ce point renvoie à la difficile émergence du réformisme radical dont nous avons traité. Dans les deux siècles écoulés, tout cycle de développement produisait un type spécifique de prolétaire, exploité mais aussi mis en valeur, symbole de ce que la société alors faisait de pire et de ce qu’elle pouvait produire de meilleur, créateur des richesses pour les bourgeois, et à ce titre digne d’intérêt, d’études, de sollicitude, mais aussi sujet révolutionnaire potentiel pour les communistes.  A chaque cycle, pensée (et pratique) bourgeoise et théorie révolutionnaire convergeaient, pour des motifs opposés, mais sur la même figure: l’artisan prolétarisé; puis l’ouvrier professionnel; ensuite l’OS. Aujourd’hui...: personne. Cette absence n’est positive ni pour la réforme du capitalisme ni pour sa possible critique radicale.

 Un succès en creux

Quelles étaient les ambitions du cycle nouveau ? Instaurer un rapport différent du capital avec le travail. Eliminer les entraves empêchant le capital d’exprimer son génie créatif (rôle excessif de l’Etat, pratiques restrictives des syndicats). Libérer les capacités de l’économie à s’auto-réguler. En finir avec les utopies, en particulier celle du communisme.

Vingt ans après, en gros, seul le volet négatif a été réalisé, et ce qui devait ouvrir une ère de longue prospérité aura duré une dizaine d’années.  Par comparaison, le cycle de la grande industrie et du secteur primaire s’amorce au milieu du 19e et s’achève entre les deux guerres mondiales.  Le suivant, lié au secteur secondaire et caractérisé par le taylorisme, le fordisme et la régulation,  n’en finit pas de mourir et conserve parfois une certaine vitalité.  Ceux qui théorisent la fin advenue du fordisme pourraient se demander ce que serait le capitalisme actuel sans travail à la chaîne, sans redistribution des revenus, sans soutien de l’Etat à l’économie, etc.

Aucune ligne directrice ne s’impose. Le libéralisme de combat apparaît plus vieilli encore que le marxisme. Ce qui se pratique est un mélange de bric et de broc entre « libéralisme » et « interventionnisme » au gré des circonstances.  Outre-Atlantique, le gouvernement le plus « à droite » de la planète applique un « keynésianisme militaire », et injecte des milliards dans l’aviation, l’acier, l’agriculture, les transports, etc. L’Angleterre renationalise de fait les chemins de fer. Le libéral Berlusconi a pu envisager d’engager l’Etat à 20% dans le capital de Fiat pour lui éviter  la faillite. Mais ces pratiques sont essentiellement négatives: loin d’être sous-tendues par un projet global, elles n’ont d’autre but que de pallier (provisoirement) les carences du libéralisme.  A côté d’une action étatique qui n’ose pas s’avouer telle, la marche aux privatisations continue, par exemple celle d’EDF-GDF, d’Air France, ainsi que de France Telecom... non sans un apport massif de capital public pour en éponger les dettes. Pourtant ce ne sont pas les penseurs qui manquent. A-t-on jamais tant publié sur les déficiences du système ? sur l’urgence de réformes ? sur  la nécessité d’un pouvoir régulateur ?

Dans les pays riches, l’apparition de cliques prédatrices signale une perte (peut-être momentanée) de mission historique de la bourgeoisie.

A leur périphérie,  le capitalisme s’est vidé de contenu progressiste. Sous quelque forme qu’il se présente, les déshérités n’y voient plus un modèle, un remède à la misère. Si nous récusons totalement l’idéologie d’un choc des civilisations,  il n’en est pas moins vrai que le capital n’apparaît plus comme un idéal méritant de consacrer efforts et peines à sa réalisation. Sans doute diffuse-t-il  avec succès un modèle de consommation: à Tunis comme à Manille, on boit du Coca, on regarde des vidéos et l’on rêve de voitures, mais si cet aspect est essentiel il n’est pas tout le capitalisme. A la différence des années 1940-70, les masses ne sont plus mobilisées (par des bourgeois ou par des bureaucrates) pour le décollage économique. Le malheur est que l’on est en droit de se demander ce pour quoi les masses, et les groupes qui s’en réclament ou les représentent, se battent réellement.  Fascisme ou dictature militaire ne sont pas incompatibles avec le fonctionnement capitaliste: une république islamique l’est certainement. L’évolution de l’Iran en donne la preuve. En un mot, le capital a perdu ses perspectives et sa capacité unificatrices.

     L’EMPIRE DU NEGATIF 

Il nous paraît utile de nous attarder plus que d’ordinaire sur les grandes manoeuvres diplomatiques et militaires qui agitent en ce moment le globe, et qui illustrent dans leur domaine les analyses développées jusqu’ici. Les incohérences apparentes de l’impérialisme révèlent les impasses de l’irruption dans la lutte des classes de tous les archaïsmes sociaux, en l’absence presque palpable de perspectives communistes de transformation du monde.

Il se répète que depuis la disparition de l’URSS et de ses satellites, un seul pays domine actuellement le monde, et tend à imposer son hégémonie dans tous les domaines. Potentiellement, il n’existe aucun frein à la volonté étasunienne de gendarmer la planète. Depuis la réunion de Prague en novembre 2002, plus que jamais l’OTAN demeure une machine de guerre entre les mains des Etats-Unis. Ce qui est moins banal, c’est de se demander pourquoi un tel colosse a tant besoin d’ennemis, réels ou fictifs, comme s’il lui fallait, face à la société américaine comme aux yeux du monde, sans cesse justifier  sa vocation de bouclier de la paix et de la démocratie.

Certes, un gendarme n’existe pas sans voleur, ni un soldat sans ennemi, et le cas échéant ils les inventent. Mais quand même, une telle tendance à la sur-puissance étonne. Du temps de la guerre froide, le tableau était clair. Le communisme disparu, l’ennemi devenu diffus n’en est pas moins dangereux, et derrière le terrorisme on trouvera toujours quelque Etat appelé « voyou » comme la Corée du Nord, l’Iran, l’Irak et le Libye. Les trois derniers cités possèdent d’importants gisements de pétrole, le premier n’a que ses yeux et une bombe atomique pour pleurer sa misère. Mais la richesse pétrolière n’empêche pas ces trois pays de faire très pauvre figure sur le  plan militaire face au Pentagone.  L’intervention américaine possible contre l’Irak ne préludera pas à un embrasement de la planète.  Une guerre d’ampleur mondiale supposera des blocs constitués qui n’existent pas encore, et se déclenchera par le biais de multiples conflits locaux. Une invasion de l’Irak relèverait davantage d’une longue série d’opérations de police destinées à parfaire la domination américaine sur le monde. (La seule crise véritablement grave entre les deux Grands, qui les mit face à face sans intermédiaires, la crise de Cuba en 1962, fut réglée à l’amiable: Tu enlèves tes fusées de Cuba, je retire les miennes de Turquie.)

De la chute de l’URSS à aujourd’hui,  les interventions politico-militaires ont aggravé le mal qu’elles étaient censées guérir. Les brèches ouvertes par les bombardements de l’OTAN en Bosnie et au Kosovo n’ont pas fait éclore les fleurs du développement économique ou de la démocratie, bien au contraire. Elles ont permis aux Etats-Unis de créer un abcès de fixation aux portes de l’Union Européenne tout en lui laissant la charge de reconstruire. Ils avaient déjà agi ainsi après 1918, favorisant au nom du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes »  la création d’Etats dits nationaux mais en fait ingérables, multipliant de la sorte les causes de conflits futurs. En Bosnie, huit ans après la fin de la guerre, les nationalistes serbes et bosno-croates viennent de remporter les élections. En Serbie, les présidentielles ont été invalidées, plus de la moitié des électeurs  ayant boudé les urnes à l’appel des ultra-nationalistes, et le premier ministre a été assassiné. En Afghanistan, non seulement le pouvoir mis en place après le départ des talibans n’est démocratique qu’en paroles, mais son autorité ne dépasse guère les limites de Kaboul, et ne s’y exerce que sous protection de l’ONU. Au-delà de la capitale, ce qui prévalait avant l’intervention occidentale a repris ses droits: guerre des clans, attentats, fiefs... dans un pays redevenu le premier producteur mondial d’héroïne. Le minimum d’un pouvoir, c’est de donner des gardes du corps efficaces au premier ministre: or, sans son escorte de Special Forces, Karzaï serait mort. Il est vrai que le ministre de la Défense s’intéresse plus à sa milice privée qu’à l’armée afghane.

 Fuite en avant dans le sable

Une semblable irrationalité politique se fait entendre au milieu des bruits de bottes en direction de Bagdad. Mais précisons un point. Tout le monde évoque une future action militaire, oubliant que, depuis 1991, presque chaque semaine, les Etats-Unis et la Grande Bretagne bombardent l’Irak, soumis de surcroît à un embargo draconien, qui n’aura eu d’autre résultat que de meurtrir la population, et qui serait qualifié de crime de guerre s’il frappait des Suédois ou des Hollandais. Rarement un pays aura été, et aussi longtemps, soumis à la vindicte des vainqueurs.  L’alternative n’est pas « guerre ou paix ? », mais quelle forme prendra désormais une action militaire déjà engagée.

Un faisceau de données rendent aujourd’hui plus que plausible une intervention « de haute intensité » , selon la formule d’H. Kissinger,  et nous pensons qu’elles l’emportent sur les faits qui justifieraient l’hypothèse inverse. En tout état de cause, il importe de comprendre les causes qui poussent à un conflit, non de prédire l’avenir. Avant 1914, on pouvait analyser la montée des périls,  non déterminer que la guerre éclaterait à la suite de l’assassinat d’un archiduc autrichien à Sarajevo.

Ces données sont les suivantes:

1) On ne déplace pas, on ne renforce pas pour rien un puissant dispositif militaire.

2) On ne peut tenir pendant des mois des propos guerriers sans se condamner à apparaître comme un « tigre de papier » si l’on ne joint pas l’acte à la parole.

3) Les plans pour un après-Saddam se précisent. Washington envisage maintenant de contrôler militairement le pays, et d’orienter sa politique, comme en Allemagne et au Japon après 1945. Mais l’opposition irakienne, réunie en décembre 2002 sous l’amicale pression américaine, n’a accouché que d’une vague déclaration d’intentions n’engageant personne. Les Etats-Unis mettent d’ailleurs en avant des leaders « présentables », non ceux qui disposeraient d’une certaine assise dans le pays (PC et dirigeants chiites, par exemple). Pour reprendre la comparaison avec 1945, si les Allemands sont restés soumis au régime nazi jusqu’à la défaite, avant d’adopter le mode de vie et l’idéologie américaines, c’est que ce mode de vie et cette idéologie correspondaient à une réalité vécue, que la démocratie parlementaire et le fordisme prenaient un sens à Cologne ou à Stuttgart en 1945. Quelle  perspective les Etats-Unis redonneraient-ils aux Irakiens après une défaite ou un départ de Saddam Hussein ?

4) Aucun pays,  et pas plus la Chine que la France ou la Russie, n’a la volonté ni la capacité d’interdire quoi que ce soit aux EU. C’est une chose de rédiger une déclaration onusienne ménageant la chèvre et le chou et laissant finalement le champ libre aux Américains. C’en est une autre d’utiliser son droit de veto pour briser les pulsions guerrières du gouvernement Bush. Ce droit, la France fera le maximum pour ne pas en user.

5) La population américaine est encore largement traumatisée par la destruction des Twin Towers,  dont Bush a su tirer parti, seul président depuis Roosevelt à avoir remporté les mid term elections. Il doit cette performance à son aptitude à se présenter en bouclier, en chef de guerre,  mais aussi en champion du Droit, du Bien, au point que le congrès a fini par approuver le principe d’une guerre contre l’Irak.  Après avoir joué sa réélection sur une crédibilité guerrière, il se priverait de son meilleur argument en renonçant à abattre d’une manière ou d’une autre le dictateur de Bagdad.  (La capacité d’un occupant de la Maison Blanche à rehausser son prestige en exploitant un choc comme le 11 septembre, est le miroir inversé de la facilité avec laquelle son prédécesseur a pu gravement entamer le sien pour quelques incartades sexuelles. A quoi tient le pouvoir d’un président des Etats-Unis...)

Toutes les causes que nous venons de citer penchent pour une intervention, mais prouvent aussi que celle-ci, en raison des risques encourus pour un gain douteux, serait un signe de faiblesse et un facteur déstabilisateur  pour les Etats-Unis eux-mêmes.

L’acharnement anti-irakien traduit en effet une tendance à l’autonomisation du politique par rapport à la réalité sociale. Les motifs avancés pour justifier l’intervention rappellent qu’un pays n’a jamais besoin de prétexte tangible si la volonté d’en découdre est solidement ancrée chez ses dirigeants. En cas de besoin, on fabriquera les prétextes, et l’histoire est riche en provocations mises en place avant une agression, des nazis face à la Pologne en 1939 aux Américains contre le Nord-Vietnam.

La liste des justifications présentées par Washington est révélatrice des fausses urgences permettant à la société américaine de reporter la réponse à ses problèmes de fond:

- « En finir avec le terrorisme et les Etats censés le soutenir. » L’Etat irakien n’arme ni ne protège les nombreux réseaux terroristes agissant de par le monde. En tout cas pas plus que la Libye, par exemple, ou la Syrie.

- « Détruire l’arsenal de destruction massive de ce pays. » La capacité de nuisance de l’Irak a été fortement réduite depuis la guerre du Golfe.

- « En finir avec la dictature et instaurer une démocratie véritable. » Telle ne fut jamais la priorité des pays en guerre contre l’Irak.

- « Réduire le poids économique et politique de l’Arabie Saoudite. »  Ce pays renferme en effet les plus importantes réserves de pétrole connues à ce jour, et soutient de façon explicite et implicite le fondamentalisme musulman dans le monde, y compris des groupes terroristes. Mais c’est un étrange détour que de prétendre atteindre Ryad en bombardant Bagdad, et faire reculer les fanatiques wahhabites en chassant le laïc S. Hussein.

- « Tenir en respect  la Russie et la Chine, en étendant au moyen Orient le réseau de bases militaires américaines qui ceinturent le sud de l’ex-URSS. » En ce cas, au lieu de s’en prendre à l’Irak, pourquoi ne pas consolider des alliances un jour précieuses ?

Pourquoi donc cette crispation sur un enjeu et un lieu réels mais de second ordre ?

Si guerre ouverte il y a, le pétrole n’en sera pas le facteur décisif, seulement un argument parmi les autres qui poussent à l’intervention. La présence de 500.000 GIs sur le sol vietnamien ne s’expliquait pas par des intérêts directement économiques. On ne fera pas la guerre pour le pétrole: il en sera plutôt un résultat.   L’argument pétrolier signifie qu’un lobby prend aujourd’hui une place excessive au sein du capitalisme américain, et accentue sa déstabilisation.

 Wilson - Roosevelt - Truman - Bush

L’intervention unilatérale des Etats-Unis en Irak signifierait aussi l’insignifiance de l’ONU, mettant un terme à un équilibre issu de 1945, et que la guerre froide avait menacé mais jamais mis à bas. L’ONU reprenait l’idée de la SDN après 1914-18: mettre la guerre hors la loi, créer une instance de négociation entre Etats. Mutatis mutandis, l’ONU fut aux rapports inter-étatiques ce que la régulation organisait entre classes. Dans l’ensemble,  mission accomplie, au profit  bien sûr des dominants, à commencer par les Américains et les Russes.  Le but n’était pas d’empêcher les guerres locales,  mais d’éviter qu’elles échappent à tout contrôle, ou en tout cas qu’elles menacent les intérêts des grandes puissances, et débordent outre mesure. Il s’agissait aussi pour les Américains de contrecarrer les tendances neutralistes (de la France gaulliste, par exemple), et pour les Russes de les encourager à leur avantage (en Inde, par exemple).  Exploitant  leur position de leader mondial, les Etats-Unis ont réussi à faire de l’ONU un instrument de lutte contre l’URSS dans une guerre difficile, celle de Corée (1950-53). L’impérialisme stabilisateur de Roosevelt et Truman, au contraire de ceux déstabilisateurs d’Hitler mais aussi de Staline, tendait à rééquilibrer le monde. Loin d’être un super-gendarme, l’ONU servait d’utile champ clos aux rivalités impérialistes. La seule crise grave (Cuba, 1962) fut réglée en dehors d’elle.

Cinquante ans plus tard, l’équipe Bush rejette l’institution internationale tel un poids mort, comme si la puissante Amérique pouvait traiter ses alliés en rivaux encombrants. L’ennui, c’est que l’effet d’attraction de l’Amérique sur le monde (incarnation du dynamisme capitaliste) n’est plus en 2003 ce qu’il était au lendemain de 1945. La suprématie militaire étasunienne, liée à une perte d’ascendant social, conduit à mépriser l’ONU, avec tous les risques que cela implique. Le jeu du déséquilibre volontaire est fort dangereux en politique.

Quand l’Amérique était au centre du monde, elle avait la force et l’intelligence de ne pas tenter de faire tourner autour d’elle le monde entier, se réservant seulement un droit inaliénable d’intervenir dans ses chasses gardées, au Guatemala, à Saint-Domingue, au Chili, au Nicaragua, à Panama, sans oublier la tentative de renverser Castro en 1961. Depuis la dislocation de l’URSS,  l’enjeu de la stratégie américaine est de tout maîtriser, et d’empêcher l’émergence de toute puissance susceptible de lui faire de l’ombre. La comparaison avec la Grande Bretagne au temps de sa splendeur impériale n’est pas dénuée d’intérêt. Non seulement l’Angleterre ne parvint pas à interdire à la France de devenir une grande puissance coloniale, mais surtout sa suffisance la rendit aveugle face à la montée des impérialismes allemand... et américain, occupée qu’elle était à arrêter la progression française au coeur de l’Afrique.

Cependant, s’il est vraisemblable qu’une intervention terrestre en Irak accumule les facteurs de déstabilisation sociale au Moyen-Orient , et active les archaïsmes sociaux à l’oeuvre de par le monde, il faut bien constater le peu de réaction, en particulier chez les masses arabes, devant des événements de même nature: elles ne s’étaient pas mobilisées lors de la guerre du Golfe (conflit, il est vrai, aussi inter-arabe). Autant que l’on puisse savoir,  les masses arabes descendent plus facilement dans la rue pour protester contre les outrages faits à l’Islam, ou pour soutenir un camp national ou communautaire, que mues par la dépossession infligée aux Palestiniens. En 2001-2002, la guerre d’Afghanistan a démenti les prévisions de soulèvements populaires en Orient, en particulier au Pakistan, et s’est soldée par une série de manifestations et des attentats, sans déstabilisation de la région. La menace existe, pourtant,  et explique que la totalité des dirigeants de ces pays soient hostiles à une invasion de l’Irak. Mais globalement, les préparatifs militaires n’ont entraîné qu’une série de manifestations pacifistes et pacifiques, au Maroc, en Egypte, et même au-delà du monde arabe, au Pakistan, en Indonésie... Il n’en reste pas moins que les Etats-Unis jouent avec le feu, négligeant la leçon de 2001: les incendies allumés en Orient projettent leurs braises à Manhattan. La guerre ne suffit jamais à stabiliser une région. Ce n’est pas la défaite qui menace l’Amérique, mais l’impuissance de la victoire.

 Vers les guerres futures

La pression américaine ranime toutes les contradictions: rivalité entre les Etats-Unis et l’Europe, rivalité pour le leadership au sein de l’Union Européenne, remontée de la Russie, ascension de la Chine.... Par exemple, chacun redécouvre que ce qui est bon pour Washington ne l’est pas forcément pour Ankara. Appartenir à l’OTAN (utile contrepoids à l’URSS au temps de la guerre froide) n’empêche pas la Turquie de ménager ses intérêts propres : commerce avec l’Irak et contrôle des régions kurdes.

Mais ce sont les concurrents européens des Etats-Unis, et au premier rang la France, qui font entendre le mieux une dissonance,  relayée par l’opinion publique via les médias, et qui manifestent comme après le 11 septembre 2001 un esprit critique dont ils se gardent bien quand leur impérialisme intervient dans ses chasses gardées, notamment en  Afrique: seuls les mensonges du rival seront réfutés. Au niveau de l’Europe, l’enjeu est de savoir si elle se limitera à une zone de libre échange, ou s’affirmera comme entité politique autour d’un pivot franco-allemand.

Les querelles verbales présentes prolongent les multiples épisodes de guerre économique passés et à venir. Il est impossible aujourd’hui de déceler les lignes de fracture, les « camps » qui se délimiteront dans des affrontements armés aussi différents de 1914-18 ou 1939-45 que ces conflits l’étaient de la guerre de 1870. Qui aurait parié en 1900 que le Japon disputerait un jour le Pacifique à la fois à la Grande Bretagne et aux Etats-Unis ? Nous ne suggérons pas que la Chine de 2030 imitera le Japon de 1941. Mais ce qui est sûr, c’est que la résistance de l’Union Européenne face aux Etats-Unis, présentée comme facteur de paix, n’est qu’une composante de guerres futures opposant de grandes puissances capitalistes.

 Changement d’époque

Durant les Trente Glorieuses, l’intervention au Vietnam s’était amplifiée, conflit anachronique qui  d’abord ne pesa guère sur cette phase positive du capitalisme, et dont ensuite l’impérialisme sut se dégager, au moment où le cycle entrait dans une crise renforcée par l’enlisement indochinois (et par la mort de dizaines de milliers de GIs,  à  laquelle la classe dirigeante et son armée s’avéraient incapables de donner un sens).  Dans son numéro 11, en 1967, l’I.S. parlait avec raison de conflit local. De nos jours, au contraire,  l’administration Bush fait le maximum pour ne pas se dégager d’un affrontement où elle risque gros, sans enjeu géopolitique majeur,  et dont le seul objectif stratégique est finalement d’affirmer une hégémonie. La puissance n’a plus d’autre but qu’elle-même. 

Un dilemme identique (user de sa force pour asseoir son pouvoir, mais au risque de le perdre) se pose au maître de Bagdad, dans des conditions certes totalement différentes. L’efficacité d’une police omniprésente ne suffit jamais à garantir une pérennité politique: on se souvient du Shah d’Iran délogé de  son trône, malgré sa Savak, son armée, son pétrole et l’appui américain, par des religieux à qui aucun géostratège ne prédisait un avenir politique. Le parti Bath, dont l’objectif originel était de moderniser et de laïciser la société irakienne, est devenu une coquille vide avec pour seule fonction d’encadrer la population au bénéfice d’un groupe privilégié issu d’une minorité ethnique. S. Hussein ne peut offrir à son peuple que l’incarnation d’une fierté nationale,  d’un patriotisme intransigeant et de la lutte du petit Poucet musulman contre l’ogre cosmopolite et athée. Mais déjà le territoire a été amputé des régions kurdes, de fait détachées du pays.  A accepter les exigences de l’ONU,  un régime vieilli perd l’unique légitimité sociale qui lui reste, et renforce les forces centrifuges (chiites au sud, Kurdes au  nord).

L’équipe Bush accentue une fuite en avant qui caractérise les Etats-Unis depuis 1991, au Panama,  en Bolivie sous prétexte de lutter contre les narco-trafiquants, dans les Balkans, en Afghanistan et en Asie du sud-est où la présence de leurs troupes se fait plus lourde, anti-terrorisme oblige.  Il y a là une rupture avec la ligne suivie depuis la fin de la guerre du Vietnam: même par pays interposés, et alors que  l’URSS tentait de rattraper son déclin  par une agressivité militaire, l’affrontement armé passait au second plan, et la confrontation avec le grand rival se déplaçait sur le terrain socio-économique, le seul qui ait fini par emporter la décision.  La course aux armements, notamment par le biais de la Guerre des Etoiles, allait épuiser ce qui restait en URSS de dynamique historique et accélérer sa chute finale.

Sans doute le changement stratégique étasunien doit beaucoup à la venue au pouvoir de couches bourgeoises rétrogrades sur tous les plans, qui ne conçoivent les relations internationales que comme rapport de force, et n’envisagent la domination du monde que sous forme néo-coloniale: s’emparer de matières premières comme Hitler convoitant les blés russes ou le charbon du Donbass... Ces attitudes se trouvent concorder avec les intérêts (au moins à court terme) du lobby pétrolier. Mais l’industrie du pétrole n’a pas toujours poussé aux solutions de force. Et le complexe militaro-industriel, choyé par Bush, était tout aussi influent sous Reagan quand celui-ci lançait contre l’URSS un gigantesque programme d’armements dont il escomptait bien ne pas se servir.

La sociologie de la classe dominante n’explique pas tout. Il s’agit de savoir pourquoi et quand une fraction du capital l’emporte sur les intérêts généraux de la classe.  Comme le déséquilibre entre capital productif et capital financier, la tendance à l’autonomisation du politique et du militaire signale un état instable.  Un capitalisme dynamique ne laisse pas, et d’autant moins sous la domination réelle du capital, une structure ou une fonction essentielle (le big business, la bureaucratie étatique, la finance, l’armée..) s’imposer à ses voisines. Il  évite autant que faire se peut les fuites en avant ou finit par les maîtriser, comme en témoigne le retrait américain d’Indochine. On a là toute la différence entre Roosevelt et Hitler. Le premier est l’expression d’une bourgeoisie  divisée mais apte à se donner une direction (aux deux sens du mot). Le second restera l’une des plus parfaites et terribles incarnations de l’autonomisation de la politique: après avoir conquis l’Etat pour remettre de l’ordre dans le capitalisme, un groupe met la société au service exclusif de la perpétuation de son propre pouvoir par l’expansion guerrière, et entraîne la bourgeoisie allemande à la catastrophe.  Au début du 21e siècle, la démocratie, définie entre autres par sa capacité à recréer de nouveaux consensus en minimisant les conflits au sein de la société, et à faire coexister des classes opposées et des fractions de classes divergentes, peine à remplir son rôle, et pas seulement outre-Atlantique (cf. notre chapitre suivant). 

 Vertigo

Les dirigeants américains ne sont pas des cow-boys partant en guerre contre les Indiens. L’administration Bush n’ignore pas l’ensemble des paramètres d’une invasion de l’Irak. Mais n’agir qu’en tenant compte de toutes les conséquences possibles n’aurait pour elle aucune réalité, aucun sens.  Un gouvernement est forcément conduit à  prendre des risques (plus ou moins calculables et calculés), même si leurs effets ultérieurs peuvent lui échapper. Sinon, si les classes dirigeantes étaient capables de tirer d’avance les conséquences de leurs actes, jamais  la première ni la deuxième guerre mondiale n’auraient eu lieu.  Un capitalisme susceptible de s’auto-limiter en permanence désarmorcerait chaque crise et  éliminerait d’ailleurs de ce fait la possibilité de révolution communiste.

La guerre n’est ni une activité ni une solution comme une autre, dont userait le capital au mieux de ses intérêts. En dernière analyse, la guerre est synonyme d’impuissance (ou au minimum de difficulté) politique et sociale. En envahissant l’URSS, Hitler déclara qu’il ouvrait une porte, mais avoua ignorer ce qu’il trouverait derrière.

L’impérialisme répond aux questions quand et où elles se posent. En 1991, les Etats-Unis encouragent la révolte des chiites irakiens puis, devant l’ampleur de l’insurrection, laissent S. Hussein rétablir l’ordre au prix de quelques dizaines ou centaines de milliers de morts. Aujourd’hui, une fraction de la classe dirigeante américaine perçoit une possibilité de remodeler les sources d’approvisionnement pétrolier (qui sont aussi un moyen de contrainte sur l’Europe et le Japon), et apprécie les autres paramètres en fonction de cette visée. A l’été 1914,  la Serbie accepte tout des exigences austro-hongroises, sauf le passage des troupes autrichiennes sur son sol. Mais l’empire des Habsbourg refuse d’y renoncer. Un moment advient où l’engrenage prend une forme politique irréversible. Inversement, Washington n’a revu sa politique vietnamienne que lorsque l’armée américaine s’est enlisée et décomposée sur le terrain. Les Etats n’agissent pas comme raisonnent les historiens.

La crise de Cuba passe pour un modèle de gestion réaliste des crises: montrer sa force pour éviter de l’employer. Or, deux superpuissances dominaient la planète, et un conflit nucléaire aurait eu des effets catastrophiques pour l’humanité, mais également pour les maîtres du monde, attachés à leur position et leurs privilèges. Quarante ans plus tard, à Kaboul ou peut-être demain à Bagdad, il s’agit d’opérations de police d’un grand contre un petit. La survie des Etats-Unis n’est pas dans la balance, ni celle d’aucune grande puissance. L’enjeu se révèle donc fort différent de ceux de la guerre froide: la classe dirigeante n’est pas contrainte au self-control dont elle fit preuve en 1962. Même dans les fantasmes les plus morbides, le terrorisme ne constitue nullement une alternative historique, et dans les faits il n’a derrière lui ni régime ni classe sociale.

Les Etats-Unis sont forts contre des pays faibles. Ils ne cherchent ni à éliminer par les armes la menace nucléaire nord-coréenne, ni à freiner l’ascension de futurs concurrents comme la Chine, voire l’Inde. Il leur faut des cibles contre lesquelles leur supériorité sera indiscutable. Et d’abord à coups de dollars: 70 millions, selon Bob Woodward, pour rallier les chefs tribaux contre les talibans. Mais l’argent n’achète pas tout. Mieux vaut donc un ennemi face auquel la technologie made in USA sera imbattable: missiles et GIs « Robocop » » auront raison de Saddam. Car cette civilisation n’est pas guerrière: seul le fou ou le guerrier s’en prend à des adversaires présentant pour lui un danger de mort. Aussi se joue-t-elle périodiquement le fantasme de la maîtrise: tout savoir en surveillant la totalité des communications, dominer les contradictions sociales par le détour de la technique, contrôler les menaces politiques par des munitions intelligentes.  

La critique de gauche accorde aux Etats-Unis la puissance qu’ils imaginent détenir. Mais si leur croissance est supérieure à celles de l’Europe et du Japon, elle le doit aussi à la dette, à un énorme déficit commercial, à l’attrait qu’ils exercent sur les investisseurs du monde entier. Les estimations varient entre 1,5 et 2,5 milliards de dollars chaque jour indispensables à la machine économique outre-Atlantique.  Les flux peuvent s’inverser. 

Le vrai problème étasunien, c’est le décalage entre une surpuissance militaire et un rapport social fragile. Faire semblant aujourd’hui de répandre sur la Terre entière un mode de vie occidental que l’on  pouvait effectivement étendre en Europe et au Japon en 1950, c’est  ébranler la stabilité sociale de régions entières.  Le 11 septembre 2001 était le symptôme d’une incapacité du capital à dépasser la matière, la nature, l’humain,  à réenglober le prolétaire, à entrer pour de bon dans un nouveau cycle de développement. Jamais l’aventure militaire ne compensera cet inachèvement.  La crise irakienne ne résoudra pas la crise américaine.

La ville de New York  rêve maintenant de remplacer ses monolithes disparus par le bâtiment le plus élevé du monde, dépassant les 500 mètres. Cette folie des hauteurs tourne définitivement le dos à une riposte symboliquement équivalente à l’audace et l’ampleur du défi lancé en septembre 2001.

Déséquilibre dans la bourgeoisie entre financiers et industriels, déséquilibre au  sommet de l’Etat entre faucons et colombes. La perte de la totalité signe une crise de la classe dirigeante.  En la personne des dirigeants de Washington, c’est le capitalisme dans son ensemble qui court après des ennemis de substitution.

LA DEMOCRATIE EST EN DEFICIT  

En France, le 21 avril 2002, pour la première fois, la version sociale moderne du capitalisme s’est vue privée de représentation politique, fait inouï, inconcevable, car  la démocratie consiste à laisser s’affronter des solutions crédibles de gouvernement, et à dégager autant une majorité qui assure le pouvoir qu’une minorité respectant cette majorité et susceptible de prendre sa place une prochaine fois. Voilà pourquoi des millions ont occupé la rue, qui ne se seraient pas déplacés si au premier tour le candidat de la réforme avait dépassé Le Pen, même de peu.

La fête comme pratique politique (éclatante dans la célébration populaire du triomphe footballesque français en 1998, vécu dans la rue comme victoire d’une société multi-ethnique, d’une France anti-Le Pen) , de même que la politique comme fête en 2002, attestent l’une et l’autre un vide programmatique. « Tous ensemble » se suffit à lui-même. Ne sont rejetés que ceux qui rejettent : le FN bien sûr, mais aussi Lutte Ouvrière accusée d’exclure à sa façon, par son insistance sur les travailleurs, son souci d’opposer une classe aux autres, fût-elle ouvrière. Le jeune postier, lui, plaisait puisque rien de ce qu’il proposait ne pouvait choquer qui que ce soit. Personne ne préfère le profit à la vie.

Beaucoup disaient Le Pen aux portes du pouvoir,  nul ne le croyait sérieusement. Le vrai choc d’avril 2002, c’est que ce soit lui qui ait su exprimer une demande de politique, ce dont la gauche intellectuelle parle toujours, reprochant volontiers à Marx de l’avoir négligée, mais qu’elle-même nie, puisqu’elle se veut moderne, et que le capitalisme moderne vide de sens la politique. Qui a œuvré le plus explicitement à effacer la distinction droite/gauche, et à mettre de la droite dans la gauche, sinon cette « deuxième gauche » dont Jospin était héritier ?

Tout ce que l’on présente comme modernité désirable nourrit la  force attractive d’un Le Pen. On ne peut pas organiser la vie politique autour d’une alternance  entre centre droit et centre gauche, se féliciter de la marginalisation de toute vision ou solution « extrême », et s’étonner ensuite de l’uniformisation de programmes réduits à des nuances de gestion.

Le consensus, c’est très bien tant qu’il n’y a pas à prendre de décision tranchée. Lincoln, Clémenceau, Roosevelt, De Gaulle…, toutes les figures historiques de la bourgeoisie, ont rompu avec le consensus régnant pour imposer les contraintes ou les réformes qu’exigeaient l’intérêt supérieur de leur classe et la pérennité du système.

À l’inverse,  les classes dirigeantes occidentales se font  aujourd’hui  un devoir de fuir l’utopie et les grands projets, et renoncent à la fonction tribunitienne et symbolique de la politique permettant aux individus citoyens d’être entendus, mais aussi de « rêver »,  et  à travers leur participation à un destin collectif, de croire peser sur leur sort individuel. Si des millions de « gens » (la formule chère au PC convient ici parfaitement) se sont mobilisés pendant quinze jours contre Le Pen, c’est qu’ils retrouvaient la possibilité d’imaginer qu’enfin quelque chose dépendait d’eux.

Les partis, extrême-gauche incluse, se  félicitent désormais de leur  inter-classisme.  Ils font tout pour déconnecter leur programme de la réalité d’une classe ou de couches sociales.  Autrefois, l’attachement à un parti  allait au-delà de l’adhésion à son programme. Des millions d’ouvriers et de salariés tenaient à « leur » parti,  SFIO ou PCF par exemple. La mercantilisation politique (toutes les propagandes ressemblent à des campagnes publicitaires)  fait de l’acte politique un objet consommé et jeté en fonction de la circonstance et du moment.

Le désinvestissement social de la chose publique est manifeste dans la montée de l’abstention, qui  atteint parfois en Europe des niveaux étasuniens.  Certains y voient la fin d’une dépendance, oubliant que rien de ce que produit le capital n’est pour  nous positif en soi.  Autour de 1968 et depuis, on a parfois  interprété les progrès de l’abstentionnisme comme signe d’un approfondissement de la lutte des classes : un verrou, une médiation  s’effaçait, rendant ainsi plus tangibles et plus visibles les antagonismes sociaux. Comme l’illustre cruellement la situation présente, un tel désintérêt signifie aussi que ces prolétaires estiment ne plus avoir le moindre poids, même par le biais du vote, pour peser sur une réalité qui les dépasse.  (Un raisonnement  identique s’appliquerait à la désaffection syndicale.)   L’abstention montre d’ailleurs ses limites quand la société met en scène un enjeu qui semble crucial, comme le choix entre démocratie et dictature, et redonne un rôle au mécanisme démocratique: 82% d’électeurs pour Chirac.

Parallèlement, un assez grand nombre de citoyens manifestent une attirance en faveur de partis qui continuent de faire de la politique au sens traditionnel et assument pleinement leur fonction tribunitienne. En Europe, c’est pour l’essentiel l’extrême-droite ou le populisme qui tient ce rôle,  Le Pen n’hésitant pas au soir du 21 avril 2002 à en appeler au  petit, au sans-grade, et même au « métallo », vocabulaire que le PC et les trotskystes n’osent plus employer. Deux semaines plus tard, malgré un battage politique et médiatique sur la République en danger, l’électorat frontiste ne s’est pas effondré, certains revendiquant même ce vote. « Quand le peuple ne trouve pas de solution dans l’espoir révolutionnaire, alors il peut vouloir la chercher dans le désespoir contre-révolutionnaire. » (Trotsky, Comment vaincre le fascisme ?, 1930)

La démocratie parlementaire, présentée et vécue comme la seule forme pensable d’organisation sociale, s’est vidée de contenu, de projet d’ensemble. On n’envisage sa revitalisation qu’en promouvant la démocratie de proximité, au moyen d’institutions décentralisées traitant collectivement (au niveau du quartier ou de la ville) de questions locales, celles qui concernent directement « la vie des gens »,  lesquels seront les mieux placés pour les résoudre. On mesure mal le recul social que signifie pareille évolution, comparée aux ambitions d’antan d’organiser la globalité sociale. Le pragmatisme localiste fait comme si la France était égale à l’addition de ses 36.000 communes, et qu’en agissant à la fois dans  un nombre suffisant de ces 36.000 lieux, il allait modifier la face du pays. Nul n’ignore pourtant la portée réelle d’une telle démocratie participative. L’agora grecque traitait des problèmes de la cité : l’assemblée de quartier décidera du tracé de la piste cyclable, certainement pas de la construction du nouveau pont sur le fleuve, qui continuera à échapper aux  « gens ».

En guise de critique réelle de la démocratie, se diffuse une acceptation désabusée du monde existant, renforcée par le comportement d’un personnel politique qui vit sa fonction comme un investissement professionnel, et donc change de voie dès que le métier ne rapporte plus. On comparera l’attitude de Jospin et de certains dirigeants Verts à celle de Léon Blum ou de Mendes-France, confrontés à des vicissitudes autrement plus graves.

 Désordre moral

C’est sur le plan des moeurs que ce déficit est le mieux visible, quand  la  limite entre loi et transgression se fait de plus en plus floue. Les médiations sociales (famille, école, syndicat, parti, armée...) passées au feu de la critique des années soixante ont fortement décliné, sans qu’en émerge ni une refondation capitaliste, ni bien sûr un monde que nous appellerions humain. Force est de constater que la société tient aussi par l ’anomie et le désordre. L’effacement de normes secondaires maintient au pouvoir ceux qui maîtrisent la norme essentielle: l’Etat, le salariat. Chacun peut maintenant dire « Rien à foutre !  » à son père ou à son prof, rarement à un flic ou à un patron. Or, cette perte d’une autorité que nous ne regrettons évidemment pas, fait aussi obstacle à toute réforme en profondeur. Pas plus qu’une maison n’est bâtie de ses seules fondations, une société ne saurait vivre que sur l’argent et la police. Un capitalisme qui pour se perpétuer doit s’en remettre à  la contrainte ultime (et à la violence), et ne suscite plus d’adhésion que consommatoire et spectaculaire, prouve une fragilité.

Le Politiquement Correct et la poussée réactionnaire (la fameuse Moral Majority) sont des jumeaux  nés outre-Atlantique. Le pays qui fait le plus de tout, homme, femme, enfant, animal, nature... des objets de consommation (là où la tradition, religieuse en particulier, fige leur circulation et leur spectacularisation), est logiquement celui qui se soucie le plus de les défendre,  mais en tant qu’ils entrent dans la logique marchande universelle.  Les créateurs des abattoirs de Chicago sont les plus préoccupés d’accorder des droits aux animaux, et les ravageurs des grands espaces adorent les parcs nationaux. 

Pour nous limiter ici aux humains, femme et enfant (ce dernier supposé en perpétuel danger: serait-ce parce qu’il nous échappe ?) sont soumis à un curieux mélange de promotion et de protection. Leur chosification-infantilisation annonce notre sort à tous.

De droite ou de gauche, le discours moralisateur traduit non un retour à l’ordre, mais une incapacité à gérer le désordre moral autrement que par des lois protectrices-répressives. Sur ce plan aussi,  la réforme se bloque: comme l’a montré en France un débat récent, les droits réputés sacrés de l’enfant ne sauraient entamer ceux du téléspectateur. Une censure qui n’ose pas s’appeler censure ne censurera jamais grand chose.

L’attrait et le paradoxe du mouvement dit citoyen, c’est de militer pour une autonomie du sujet (individuel ou collectif) garantie par des lois. Règne de l’individu et culte de l’Etat sont inséparables. Mais l’infantilisation est synonyme de carence sociale. Ce n’est pas en nous traitant tous en mineurs (mineurEs en style PC) que l’on restaurera un « lien social » défaillant.

 La réalité est reportée à une date ultérieure 

Le minimum, c’est de se désolidariser des sommations d’une époque. Mais que dire à ceux qui avaient honte d’être français au soir du 21 avril 2002 ?... Sans doute en étaient-ils fiers avant.  Pendant une quinzaine de folie,  une société entière a joué à se faire peur. Rarement tant de rebelles auront défilé à l’appel de l’opinion unanime et avec la soutien de la presse entière. Tout aura été dit et entendu: Le Pen lancerait dans Paris le 1er mai 100.000 ou 500.000 manifestants bruns, ferait jeu égal avec Chirac au second tour, et la France de 2002 rejouerait le scénario de l’Allemagne à l’hiver 1932-33. L’antinazisme sans nazis est irréfutable.  Les rares personnes qui résistaient au bourrage de crâne étaient traités de naïfs ou de fourriers du fascisme,  à preuve la détestation frappant A. Laguillier: les médias qui la veille encore la créditaient de 10% des suffrages la renvoyèrent à sa « secte » dès qu’elle annonça qu’elle n’appelait pas à voter Chirac. Plus d’un libertaire aura succédé dans l’isoloir à l’homme de gauche et au gauchiste. L’anti-fascisme, c’est ce qui fait voter les anarchistes.

Les expériences italienne et autrichienne récentes ramenaient pourtant le  phénomène à sa vraie portée.  Les néo- ou post-fascistes  de l’Alliance Nationale, intégrés à la droite dure mais parlementaire de Berlusconi,  ne sont pas plus mussoliniens que Reagan ou Thatcher.  De même, après sa percée électorale, le FPÖ de Haider s’est vu réabsorbé  par le conservatisme traditionnel. De même, aux Pays Bas, le parti extrémiste anti-immigrés a vite décliné après l’assassinat de son leader. Si rien n’exclut un jour la conquête de l’Etat par des partis autoritaires, voire réactionnaires, tout montre la droite extrême actuelle parfaitement soluble dans la démocratie et l’exercice du pouvoir. La France de 2002 ne laissait aucune place à une solution rejetée par toute la classe politique, par le patronat, dépourvue de relais dans l’opinion, portée par un parti de 10.000 adhérents (qui ne sont pas plus nombreux depuis) , tout juste capable de réunir quelques milliers de manifestants à Paris, mais non de remplir une salle à Marseille.  Il n’y a plus de programme d’alternative réactionnaire comme en 1930: aucune force sociale ne propose la fin du parlementarisme, le retour du chef, du père, de la famille et de la patrie, ni la destruction des syndicats, ni même la restauration d’un ordre moral.  Imaginait-on, dans les années trente, un dirigeant de grand parti réactionnaire exploitant son homosexualité pour cultiver  une image « différente », comme l’a  fait le défunt Pim Fortuyn en Hollande ?

Mais il ne s’agissait pas de réalité. Il s’agissait de sauver ni plus ni moins que la République. Il est d’ailleurs remarquable que des démocrates aient rechigné à voter Chirac, au motif qu’il est menteur et malhonnête. Dans le passé, des gens de gauche votaient bien au second tour pour des adorateurs de Staline. Chirac au moins n’a jamais nié l’existence des camps de concentration en URSS, ni soutenu le régime qui  les organisait. A première vue, tant de répugnance pourrait surprendre: si la démocratie, c’est l’alternance droite-gauche, pourquoi tant de manières ? Mais quand on parle de démocratie, c’est toujours d’autre chose qu’il s’agit. Ce qui gênait les gens de gauche n’était pas de voir Chirac élu, mais de devoir, eux, voter pour lui.  Pourvu bien sûr qu’on gouverne au centre, ce n’est pas le résultat du choix qui compte, mais la possibilité accordée à chacun de choisir. Un choix sans liberté: la démocratie est là tout entière. Les Anglais votent tous les quatre ans, écrivait Rousseau: ils sont libres un jour tous les quatre ans. Ce jour-là, Le Pen l’avait supprimé.  La quinzaine de folie n’avait pas d’autre (dé)raison; le fantasme de janvier 1933 n’en était que l’argument.

La polarisation des commentaires sur le FN a fait oublier que les candidats se réclamant du trotskysme ont approché ensemble les 10%. Des petits partis pour qui la politique garde un sens (proposer un programme supposé alternatif à ce qui existe) et mettant en avant une fonction de porte-parole des « travailleurs »  progressent,  tandis que la gauche qui fait tout pour ne employer le mot « ouvrier » subit une déconfiture.  Pour ne prendre qu’un exemple,  l’application concrète des 35 heures (et parfois  l’impossibilité de  les appliquer) a largement contribué au rejet de cette gauche. Quoi qu’elles soient vite devenues ensuite, les « 40 heures »  de juin 36 apportaient un changement réel et un symbole en lequel des millions de salariés pouvaient se reconnaître et qui les unifiaient autour des partis et syndicats représentant le travail: 40 heures pour tous, tout de suite et sans diminution de salaires. Au contraire,  l’aspect positif des « 35 heures »  est largement contrebalancé par le négatif (perte des heures supplémentaires, comptage à la minute près du temps effectué, pauses écourtées, intensification du travail). A Renault-Flins, entre 1993 et 2000, les équipes travaillant en 2 x 8 ont vu leur horaire hebdomadaire réel augmenter d’1 heure 45. Même là où elle est appréciée, cette réforme fragmentée en mille cas particuliers est incapable d’apparaître comme une conquête à mettre au crédit de la gauche.

Comme le PCF pouvait passer pour le parti de la classe ouvrière, le PS de Mitterrand était celui des nouvelles classes moyennes censées absorber en elles les anciens ouvriers. Le PC a remplacé les ouvriers par « les gens », le PS a élargi les classes moyennes à tout et rien. Plus que le chômage, c’est cette perte d’ancrage sociologique et de programme spécifique qui a fait la faillite de la gauche en 2002. Les deux forces ayant tenté une rénovation du PS (la gauche « libérale » de Rocard et Delors, puis la tendance « républicaine » nationale et anti-atlantiste de Chevènement) ont échoué l’une après l’autre. La poussée dite populiste en Europe (Norvège, Pays Bas, Belgique, Italie...) s’explique plus par une crise dans la politique que dans l’économie. L’extrême-droite est florissante en Flandres, quasiment inexistante dans une Wallonie ravagée par la misère.

 Le rejet politique et médiatique des « extrêmes » témoigne de la volonté d’une démocratie apaisée, débarrassée de toute polémique trop virulente ou de projet de bouleversement social.  Là où droite et gauche se retrouvent le mieux, c’est sur « la sécurité ».  Rarement tant de mesures liberticides ont été prises en période de paix sociale avec une telle neutralité des populations, si ce n’est leur assentiment.

La démocratie se présente toujours comme ce qui a mis fin à des violences, et donc rend désormais inutile, pour ne pas dire inadmissible, le recours à la violence pour changer la société.  Le succès des alter-mondialistes tient à ce qu’ils rassurent: leur autre monde ne naîtra pas de la violence, mais de millions d’associations faisant évoluer graduellement la planète. Une sorte de « passage pacifique au socialisme », sans socialisme. La pacification sociale généralisée a même inventé le concept de « vote protestataire »,  qui permet d’escamoter la déroute des partis traditionnels (car la droite aussi a subi un dur revers  le 21 avril). Parler de protestation, c’est réduire le geste à une simple négation.  En conséquence, au lieu de perdre sa voix en la donnant à un candidat sans aucune chance d’être élu, mieux vaudrait la confier à de vrais hommes politiques.  Mais en quoi voter pour un programme qui propose, comme celui d’A. Laguiller, l’interdiction des licenciements, l’ouverture des livres de compte, et des renationalisations  n’exprimerait-il qu’un refus stérile, quand par exemple élire un candidat qui promet la fin du chômage, la prospérité et la sécurité pour tous serait un  acte responsable et efficace ?   Autant dire que la seule politique pensable est celle de l’existant. Tout le monde dénonce la pensée unique. Personne n’en conçoit d’autre.

Près d’un an plus tard, les défilés anti-guerre relancent la quinzaine de folie, sur un mode mineur, mais brouillent tout aussi bien les repères droite-gauche. Nous vivons le temps des manifs consensuelles, bientôt officielles. Celui que la rue dénonçait comme un charlatan tout en appelant à voter pour lui, passe maintenant pour un bon artisan de la paix du monde. Les meilleurs soutiens de Chirac viennent de la gauche et de l’extrême-gauche, et les critiques plutôt de son propre camp. Un Jospin élu président en 2002 n’aurait pas mieux tenu tête aux Etats-Unis. Moins, peut-être: Mitterrand était plus atlantiste que De Gaulle.

La crise de la représentation n’est pas près de sa fin.

QUELLE CRITIQUE COMMUNISTE DE CE MONDE ?

Marx écrivait en 1846: « Si ces conditions - les forces productives existantes, la formation d’une masse révolutionnaire qui fasse la révolution - n’existent pas, il est tout a fait indifférent, pour le développement pratique, que l’idée de ce bouleversement ait déjà été exprimée mille fois (..) comme le montre l’histoire du communisme. »

.....comme le montre aussi cette histoire depuis 1846. 

 Demander à la théorie tout ce qu’elle offre ( mais pas l’impossible)

C’est peu dire que la théorie révolutionnaire reste méconnue de ceux qui se posent la question d’un monde profondément différent. L’ignorance ne porte pas seulement sur de « grands textes », mais sur l’histoire. Combien connaissent ce qui s’est passé en Allemagne entre 1917 et 1921, l’Espagne de 1936, ou l’Italie des années 1970 ? Ne parlons pas d’une révolution russe couverte de mythes superposés. Ni des autres continents. (Ce n’est pas un hasard que l’on revienne tant sur Octobre 17 et - moins, certes - sur l’Espagne de 1936-37, quand si peu se publie et se lit sur l’Allemagne de 1919-21, pays fortement industrialisé, prolétarisé et démocratique.)

Le rejet ô combien justifié des constructeurs de parti, et le rejet de la soumission à une vision du monde souvent proche d’un ordre du monde, du marxisme comme idéologie, ont produit une méfiance vis-à-vis de toute saisie totalisante de la réalité. A l’autorité des maîtres succède la croyance en la spontanéité d’une pensée que chacun se fabriquerait librement.  Il ne semble pas que la critique du monde ait beaucoup progressé en substituant aux pesantes traditions du mouvement ouvrier la légèreté d’une autogestion mentale individuelle généralisée. Certes, comme l’écrivait Isidore Ducasse de la poésie, le sens de notre mouvement est une théorie « faite par tous »: tout dépend comment. De nos jours,  l’anarchiste ne lit guère Kropotkine, et les acheteurs de Marx ne se bousculent pas. Il faut d’ailleurs le goût du papier bible de la Pléiade pour se familiariser avec ses oeuvres dites de jeunesse.

Le gauchiste de 1970 vivait dans un univers de récits arrangés et de belles figures souvent fallacieuses. Le radical du début du 21e siècle, ne se voulant l’hériter de personne, coupe le fil du temps.

Il n’y a pas de révolutionnaire sans révolte. Il n’y a pas non plus de révolutionnaire qui ne situe sa révolte dans le temps.

A la prédilection pour la nouveauté et le bricolage intellectuel, la  tentation d’une théorie livrant la clé de l’histoire donne une réplique symétrique et symétriquement fausse, capable seulement  d’imprenables barricades abstraites.

La lutte de classes n’a pas la réalité « objective » d’un phénomène physique ou chimique,  exclut donc toute démonstration de ce type, et ne saurait être mise en équations.

Sans nier la tendance scientiste chez Marx (et plus encore chez Engels),  il est utile de rappeler qu’il  dit  employer l’expression socialisme scientifique « uniquement en opposition au socialisme utopique qui veut inculquer au peuple de nouvelles billevesées au lieu  de borner la science à la connaissance du mouvement social fait par le peuple lui-même. »  Le lecteur assidu du British Museum était quand même plus près de l’auto-compréhension des prolétaires que des lois du matérialisme historique ultérieur prétendant tout expliquer par ses schémas, et gagnant à tout coup, car lorsqu’on applique une grille à des faits, c’est forcément la grille qui devient visible. La scientification de la théorie est bien l’un des pires maux qui l’aient frappée. On peut démontrer comment la Terre tourne autour du Soleil, on ne pourra déterminer pourquoi, à un moment historique donné, un groupe d’êtres humains entre en relation avec un autre, à moins de les considérer comme les pièces d’une mécanique et de réduire la dialectique à une somme de causes et d’effets.

Quand des révolutionnaires s’attardent sur des discussions autour des conditions objectives/subjectives, de la spontanéité et/ou de l’organisation, de la physique sociale par laquelle l’ouvrier est ou devient prolétaire,  de l’essence ou de l’existence du prolétariat, de la théorie comme vérité théorique ou processus révolutionnaire, on peut être assuré que la révolution  leur échappe. Non pas que ces points manquent tous de pertinence. Mais le seul fait de les aborder ainsi les rend insolubles. L’hypertrophie théorique n’est jamais qu’un activisme de la tête, et aussi inutile.

Une réflexion théorique n’est jamais validée par la cohérence interne de sa démonstration, si juste soit-elle, mais par sa relation à la réalité sociale. L’IS écrivait qu’un texte dialectique n’est pas un texte qui étudie son sujet de façon dialectique, mais qui envisage les relations entre son sujet et le monde à modifier. De la formule tant citée des Thèses sur Feuerbach (les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer), on ne retient souvent qu’une injonction: il faut transformer le monde, quand cette phrase dit aussi que l’on ne peut comprendre que ce que l’on transforme, et  si on le transforme. Inversement, moins on transforme, moins on comprend. La théorie, y compris celle de la lutte des classes, cessera seulement de spéculer au moment où critique théorique et critique pratique ne feront plus qu’une, par la fin des séparations constitutives du monde capitaliste.

Il ne faut donc pas demander à la théorie révolutionnaire plus qu’elle ne saurait faire, et parfois faire preuve de modestie, à ne pas confondre avec humilité. (On en trouvera les définitions respectives dans le dictionnaire.) Modestie n’est pas un vain mot, si l’on pense que des millions de prolétaires tenteront de changer le monde sans avoir certainement lu la moindre ligne d’une revue ou d’une brochure communiste. Cela ne signifie pas une absence de réflexion (la révolution n’est pas une force brute), mais que celle-ci se nourrira forcément  plus de mille éléments disparates que de nos beaux textes révolutionnaires.

Par conséquent, puisque nous refusons toute valeur éducationnelle ou propagandiste à la théorie, il faut bien admettre que la réflexion (même assortie de  diffusion)  a d’abord un sens et une utilité réelle pour ceux qui la produisent, et leur permet notamment de ne pas perdre totalement pied dans un monde qui leur est insupportable. Cette conclusion chagrinera certains, en scandalisera d’autres. Il ne s’agit pourtant pas de penser pour soi seul, ou à l’intérieur d’un cercle restreint. Nous ne croyons pas comme Stendhal que l’on n’écrive jamais que pour quarante happy few (le problème, ajoutait-il, c’est de les trouver).  Mais l’expérience montre que le texte qui  apporte vraiment à autrui est également celui dont la rédaction a appris quelque chose à ses auteurs. Fourier, Marx, Bakounine, Pannekoek, Bordiga, Debord importent justement en ce qu’ils ont rarement cherché à vulgariser. L’efficacité n’est pas où l’on croit.

***

Nul ne sort indemne des échecs du passé, de la longue crise sociale dont personne n’entrevoit la fin, ni d’une lutte des classes  atone.

La faiblesse de la critique communiste ne tient pas à son infime diffusion, mais à son renoncement à ce qui la fonde (ou à la volonté de la refonder périodiquement, ce qui aboutit à la dissoudre).

Certains éléments indispensables à une compréhension du monde et de son possible devenir nous semblent acquis, parce que les évolutions historiques qu’a traversées et que traverse le capitalisme modifient ses formes, non ses fondements. Ces éléments se voient aujourd’hui méconnus, défigurés ou niés.

D’autant que la relation entre pratique et théorie suit un cheminement qui n’a rien d’univoque.

 Théorie du prolétariat   

Dans les années 1840, alors que seule l’Angleterre est industrialisée, et qu’une classe ouvrière encore artisanale se lance dans des insurrections, apparaît la théorie de « (..) la formation d’une classe chargée de chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui n’est plus une classe de la société civile, d’un ordre qui est la dissolution de tous les ordres, d’une sphère qui possède un caractère universel en raison de ses chaînes universelles (..) », capable pour cette raison d’une révolution contre le mode traditionnel d’activité, contre le travail,  mettant ainsi fin à la domination de classe.

Affirmations aussi fondamentales en 2003 qu’en 1844, parce qu’elles définissent ce que sont prolétariat et révolution. Là est l’essentiel. Mais, pas plus en 2003 qu’en 1844, la théorie ne dit que cette révolution va ou doit avoir lieu.

La même année, la théorisation par Marx des tisserands silésiens comme « le prolétariat », pour avoir attaqué non seulement leurs patrons, mais les banques, la propriété privée, ne prétend pas que cette émeute-là, ou que toute émeute ouvrière serait porteuse de révolution. La force de l’article,  c’est  de poser une finalité communiste possible de la lutte des classes, et la révolution comme bouleversement social et non d’abord politique. Marx ouvre une perspective historique dont il ne livre pas (et dont personne jamais ne pourra donner) d’avance les conditions de réalisation. Ce fondement n’était pas seulement le produit d’une analyse, si rigoureuse soit-elle: il découlait aussi d’un point de vue, d’une façon de se situer par rapport à la réalité sociale. Marx n’est pas un Tocqueville ou un Saint-Simon qui aurait eu d’autres idées.  Sa position théorique exprime un autre positionnement social. Sans cette base, sans ce présupposé, tout ce qu’il a écrit ensuite, Le Capital, son étude de la Commune, etc. n’aurait ni substance ni raison d’être.

 La révolution comme auto-activité et auto-compréhension

Que le  prolétariat n’ait pas fait la révolution depuis près de deux cents ans que des communistes théorisent son rôle, ne change rien au fond. Voilà quelques millénaires que des êtres humains, par des voies et suivant des visions diverses, tentent de vivre libres, sans exploitation, en harmonie avec la nature. Leur échec (à ce jour) ne prouve pas logiquement l’impossibilité d’une émancipation. La théorie communiste dit seulement que le prolétaire est la contradiction du capital: il le fait fonctionner, le force à évoluer, mais peut aussi le dépasser par une révolution................. à condition d’agir en révolutionnaire.

Le communisme ne saurait être la conclusion obligée du développement de l’activité humaine des origines à nos jours. « Loin d’être par avance inscrit dans le ciel de l’histoire, le socialisme n’est qu’une chance à saisir.» (R.Luxemburg) Il n’existe d’autre limite au dynamisme du capital que l’action subversive du prolétariat. La révolution est une activité consciemment assumée par les prolétaires -- ou elle n’est pas. Ce n’est pas  une fin, mais une rupture, qui dépend d’une brèche ouverte dans la domination du capital, et des virtualités d’un combat.  Le communisme adviendra si les prolétaires s’en donnent les moyens. Et non parce que le prolétariat se lancera nécessairement à l’assaut quand le capital aurait épuisé toutes ses possibilités.

Le processus révolutionnaire n’est pas réductible à une relation de cause à effet entre conditions dites subjectives et réactions dites subjectives.

«  Dans la praxis révolutionnaire coïncideraient le changement des circonstances et la transformation de la conscience des hommes. (..) Ce n’est qu’au cours de leur propre praxis révolutionnaire que les masses exploitées et opprimées peuvent briser les circonstances qui les enchaînent et leur conscience mystifiée. » (L’Idéologie allemande)

Comme pour écarter le débat entre « objectif » et « subjectif »,  Marx ne fait pas découler la transformation de la conscience du changement des circonstances: il parle de coïncidence entre les deux moments.

Contrairement à ce que l’on dit,  les idées précèdent rarement la réalité historique. En 1871, il faut l’expérience de la Commune, pourtant relativement modeste en ce domaine comme en d’autres, pour inspirer à  Marx la théorisation de la destruction nécessaire de la machine étatique. Au début du 20e siècle, grèves de masse et premiers soviets imposent l’idée de l’auto-organisation à des théoriciens – et « praticiens », l’un n’allant pas sans l’autre – comme Trotsky, Luxembourg  ou Pannekoek.

De même, après 1914, il faut le rejet massif, quoique minoritaire, de la démocratie parlementaire et  des institutions du mouvement ouvrier (parti  et syndicat) pour que la gauche communiste, « allemande » et « italienne », en formule la théorie. A partir de 1922, la gauche de la IIIème Internationale se groupusculise, mais son apport demeure décisif pour la critique des médiations entre prolétariat et révolution.

 Communisation, mais...

Alors que la gauche communiste après 1914-18, tendait à une synthèse, tel n’est pas le cas autour de 1968, ce qui souligne la limite des luttes surgies dans les années soixante.

D’une part, les groupes devenus symboliques de 68 se reliaient très indirectement aux courants de la gauche communiste historique.

D’autre part, leurs inter-relations témoignent non d’une convergence, mais de vraies scissions.

Socialisme ou Barbarie, dès la naissance du groupe en 1947-49, mettait en avant l’antagonisme entre bureaucratie et prolétariat, confirmé par la tendance ouvrière à l’autonomie et à la formation de conseils en Allemagne de l’Est (1953) et en Hongrie (1956), ainsi que par de nombreuses grèves sauvages  des deux côtés de l’Atlantique.

Dans les années soixante,  par sa critique de la vie quotidienne, l’IS comprend ce que signifie la domination réelle du capital, et oblige à voir la révolution comme bouleversement de l’ensemble des conditions d’existence.

Les situationnistes reprennent le thème des conseils ouvriers pour le dés-ouvriériser en appliquant l’autogestion à la totalité de la vie.

A la même époque, l’opéraïsme italien (qui ne doit rien à la gauche communiste, et peu au gauchisme) est le seul courant à anticiper des aspects essentiels des luttes de classes qui s’annonçaient: rôle central des OS, contestation des appareils, refus du travail.

Que Socialisme ou Barbarie ait sombré avant 1968, ou que l’opéraïsme doive au réformisme une partie de ses origines (Panzieri avait été membre du Parti Socialiste italien, et Tronti  devint plus tard sénateur du PC) invite à réfléchir aux détours parfois suivis par les idées révolutionnaires. Les courants que nous avons cités, et qui tous trois allaient au-delà de l’ouvriérisme comme du prolétariat au sens traditionnel, auront - en partie malgré eux - contribué à la force du mouvement social de ces années. (D’autres au contraire, incontestablement révolutionnaires, les  héritiers thésaurisateurs des gauches italienne et allemande par exemple, auront eu un  impact à peu près nul sur les événements.)

Chacun des trois, quoi qu’on en pense par ailleurs, a organisé son activité en fonction de sa visée, et s’est finalement trouvé (à titre posthume pour S ou B) en phase avec ce que l’époque portait de plus radical. Une intuition  - née elle-même d’une réflexion sur une réalité - rencontrait une pratique historiquement significative.

Dans la quinzaine d’années que symbolise la date de « 68 », une perspective différente apparaît, reliée à ces trois courants tout en les dépassant: le refus de l’organisation syndicale et partidaire; le rejet de toute phase transitoire visant à créer les bases du communisme, lesquelles existent pleinement; l’exigence d’une transformation de la vie quotidienne, de nos façons de nous nourrir, loger, déplacer, aimer...; le refus de la séparation entre révolution « politique » et « sociale » ou « économique », et de la séparation entre destruction de l’Etat et création de nouvelles activités  porteuses de rapports sociaux différents; la conviction enfin que toute résistance au vieux monde qui ne l’entame pas de manière décisive en tendant à l’irréversible, finira par le reproduire. Tout cela, un terme  insatisfaisant mais que nous adoptons provisoirement le résume: la révolution comme communisation.

Or cette critique, qui a probablement culminé en Italie en 1977, n’a pas réussi à s’affirmer. Non seulement la communisation n’a eu guère d’efficience sociale,  mais elle ne s’est presque pas formalisée, échouant à se donner des expressions sinon cohérentes, du  moins convergentes. L’insistance (justifiée mais détachée de son sens) sur l’autonomie en est résultée, et demeure la seule postérité de cette époque à jouer un rôle social, influençant  la contestation radicale renaissante depuis une dizaine d’années. De la perspective, on retient surtout la forme, l’auto-activité, qui n’en est que la condition nécessaire, non le mouvement profond.

Ainsi, à peine mise au jour, l’intuition de la révolution comme communisation s’est émiettée. Le communisme reste une abstraction dogmatique. Le point de rupture (le lieu, les formes d’organisation, les méthodes) potentielle dans la continuité du système capitaliste contemporain n’apparaît ni en pratique ni en théorie.

Perte de la totalité

Il en découle un éclatement de la « critique unitaire » du monde, dont les fragments reflètent aujourd’hui les multiples dimensions du mouvement communiste à la manière d’un miroir brisé. Aussi nous est-il impossible de nous retrouver dans la plupart de ses expressions présentes.

Celles par exemple, que recouvre plus ou moins bien le mot de « primitivisme », qui rejettent la place centrale de l’être humain dans son rapport avec les autres et avec la nature. (Pour nous, l’être humain n’est naturel qu’au sens où il cherche et modifie sa propre nature et ce faisant celle qui l’entoure. Seul un homme peut faire la critique de l’anthropomorphisme. Il n’y a pas plus à affronter la nature qu’à y retourner. La lutte pour le communisme est activité humaine, et sans doute la première à pouvoir être assumée comme telle. Cette auto-transformation engage l’ensemble des rapports concrets entre les êtres humains, l’ensemble de ses relations (langage, production, amour, etc.), et passe aussi par la fabrication d’objets en liaison avec ce qui entoure l’espèce humaine.)

Celles aussi qui, comme Invariance, nient toute perspective révolutionnaire aujourd’hui, et en déduisent que la lutte des classes et l’aspiration communiste furent de fausses bonnes idées, le mouvement prolétarien n’ayant abouti qu’à étendre et approfondir la domination du capital sur le monde. Ses lumières nous éclaireraient  donc aujourd’hui  aussi peu que celles des astres morts.

Celles également, exposées notamment dans Temps Critiques, pour qui une révolution communiste reste possible, mais découlera de l’activité d’individus, les différenciations et distinctions de classe ayant été résolues par l’évolution même du capital, en particulier lors de son passage d’une domination formelle à réelle. (Ce monde nous paraît au contraire divisé en classes dont la confrontation demeure le moteur de son évolution et de sa possible révolution. Par sa place dans la reproduction du capital, parce qu’il la rend possible mais pour cela peut aussi la détruire, le prolétariat reste le sujet historique de la révolution.)

Partielles encore, les thèses soutenues dans Théorie Communiste, qui maintiennent la notion de révolution prolétarienne, mais la comprennent comme parachèvement de l’arc historique du capital. (Le prolétariat cesse ainsi d’être sujet historique: il n’est plus que l’agent obligé de ce bouleversement. D’auteur de sa propre abolition, il devient une contradiction du capital à lui-même. Par un curieux paradoxe, ceux pour qui le prolétariat a échoué tant qu’il s’affirmait comme travail dans le capital, sont les mêmes qui absolutisent le prolétariat. Non pas à la façon des ouvriéristes, mais en faisant du prolétariat le secret et le salut du monde. C’est la recherche d’un automatisme historique.)

Terminons provisoirement par la thèse, défendue par Krisis dans sonManifeste contre le travail, qui met au premier plan la lutte contre le travail, en ne voyant dans ce dernier qu’un résidu déjà à la fois dépassé par le capital (automatisation, désindustrialisation, etc.), et refusé par des prolétaires chaque jour plus rebelles. Contrairement aux ouvriers des grandes usines englués dans le culte de la production et la revendication salariale, les salariés de plus en plus mobiles et précaires seraient le ferment d’un avenir révolutionnaire proche, sinon en voie de réalisation. En d’autres termes, l’ouvrier de jadis, meilleur ennemi du prolétaire, serait heureusement en voie d’extinction. (Constatons qu’ici aussi, c’est le capital qui est supposé balayer  les obstacles à l’émancipation. Mais quel nouveau mouvement est né de la précarité ? Celle-ci (re)pose les mêmes contradictions que la condition d’OP ou d’OS. Aucune forme du salariat ne garantit son éclatement révolutionnaire.)

Nous n’avons pas passé en revue diverses partialités pour en proposer maintenant le dépassement grâce à notre « solution ». Entre les immédiatistes et les désincarnés,  entre les automatistes et les activistes, toute synthèse actuelle ne saurait que créer des chimères.  Convergence... et « tri » ne s’imposeront que lorsqu’émergera une critique communiste pratique, minoritaire certes mais capable d’un minimum d’existence sociale.

   Une compréhension du monde déréalisée

Le caractère très minoritaire de la critique théorique communiste, significatif de la période, ne constitue pas sa faiblesse la plus grave. Celle-ci tient à ce que la compréhension du monde y soit profondément déréalisée, et présente finalement une image inversée de celle que nous donne à voir le capital.  Il n’est pas indifférent que ce corpus théorique (en Europe et aux Etats-Unis en tout cas) se soit construit et formalisé après et sur l’échec du mouvement social des années 1965-80.

L’évolution présente du capital prolétarise massivement (par l’accroissement du nombre des salariés, des salariables et des non salariables quasiment définitifs, etc.) mais semble faire du  prolétariat un absent. Aussi, soit il est théorisé comme disparu définitivement, soit il est sommé de réaliser enfin le communisme.

Quand tout nous rabâche que le prolétariat est un fantôme, des révolutionnaires le décrivent comme la cause ultime du cours de la politique mondiale. Ré-écrire l’actualité pour y lire la lutte de classes est un exercice parfois utile, mais la facilité à le répéter suffit à en montrer les limites. (En guise de travaux pratiques, nous suggérons de préparer d’ores et déjà l’analyse marxiste des futures grandes grèves et/ou émeutes en Chine à la lumière du développement spécifique du capitalisme dans ce pays depuis les guerres de l’opium. Autres options: la configuration pétrolière au lendemain de la crise irakienne, Sida et prolétariat, écologie et capital, etc.). Mieux vaudrait se demander pourquoi la lutte des classes détermine tout de l’histoire contemporaine, tout sauf la révolution prolétarienne. N’est-ce pas la faiblesse des traits communistes de cette lutte  qui incite à pareil systématisme ? Alors que la possibilité du communisme disparaît de l’imaginaire social des prolétaires, sans parler même des échecs du mouvement communiste jusqu’à nos jours,  on absolutise ainsi révolution et prolétariat.        

Un catastrophisme idyllique        

Cette absolutisation se traduit par une vision idyllique du déroulement de la révolution, souvent assimilée à une fête enlevant toute réalité à la contre-révolution.  Partant de cette vérité profonde qu’en s’abolissant le prolétariat abolit les classes, et qu’en s’émancipant il émancipe l’humanité, on imagine une dissolution des classes à laquelle l’immense majorité de la population participe automatiquement sans efforts ni conflits, puisque chacun, du garçon de café au manager en passant par le directeur d’école et le petit commerçant, y trouverait immédiatement son compte. Si le principe est juste, la conclusion est vite tirée. On oublie qu’une révolution est aussi une période d’exacerbation des conflits sociaux, d’affirmation brutale des antagonismes de classe, et qu’en face de nous se trouveront des groupes déterminés à user de tous les moyens pour que les choses restent en l’état. Le capital et ses gestionnaires ne quitteront pas sur la pointe des pieds la scène de l’histoire parce que l’heure de leur départ aurait enfin sonné. L’histoire offre maints exemples du contraire, de Dollfuss écrasant préventivement le prolétariat autrichien dans les années trente,  à la stratégie de la tension en Italie à partir de 1969 pour marginaliser les mouvements radicaux.

Une révolution communiste aurait beau ne ressembler à aucune autre, elle n’en serait pas moins une gigantesque conflagration faite de poussées convergentes et divergentes,  au sein des prolétaires eux-mêmes, entre le prolétariat et les autres classes et couches sociales,  impliquant des affrontements dont tous ne se règleront pas pacifiquement. Bien qu’elle n’ait pas besoin d’apparaître aujourd’hui, il existe une haine de classe à l’encontre des prolétaires, de la part de catégories dont la reproduction sociale repose notamment sur la conviction qu’elles n’ont pas que leurs chaînes à perdre. La domination réelle du capital a transformé ces comportements, mais ne les a pas abolis. Ils s’effaceront avec la dissolution des logiques sociales qui les entretiennent, mais certainement pas en quelques semaines ou mois. Rappelons l’attitude des classes moyennes chiliennes à l’encontre des prolétaires avant le coup d’Etat de Pinochet.

La disparition apparente de la classe ouvrière, la massification des classes moyennes et ce que l’on a pris pour l’inessentialisation du travail, tout cela s’est traduit par une mise à mort symbolique de la classe ouvrière.  La généralisation du salariat ne signifie pourtant pas que chacun soit prolétaire.  C’est l’exploitation de l’OS qui contient celle de l’ingénieur (parce qu’elle la rend possible), et  non l’inverse.  C’est l’ouvrier qui rappelle à l’ingénieur, non par le simple partage d’une condition, mais par la lutte, la grève, l’affrontement avec le patron, que l’humanité  (et la vie de l’ingénieur comme de l’ouvrier) est réduite à de la force de travail.  L’OS voit son activité bien davantage enfermée dans la forme du travail que le cadre supérieur (ou moyen),  d’autant que le second organise en général le travail du premier. Confondre la salarisation générale avec une prolétarisation universelle, c’est faire du prolétariat  une réalité objective, forte statistiquement et donc socialement, et du nombre la condition première du succès révolutionnaire.

Le moins qu’on puisse dire est que le rapport dialectique entre critiques pratique et théorique est largement distendu, et que les idées communistes ne sont pas près de devenir force matérielle, quand la théorie tend soit à se perdre dans l’immédiat, soit à devenir prédictive, scientiste, et à se donner des garanties. Le besoin de démontrer la « nécessité » de la révolution est un signe quasi certain de son impossibilité. (On débattait beaucoup de la « crise finale » dans les années trente...)  La recherche de certitudes proches de la croyance en dit long sur la compréhension de la possibilité même d’une révolution.  La seule critique socialement existante est aujourd’hui celle du  réformisme.

 GRISOU

Nous avons tenté de montrer que le capitalisme du début du 21e siècle se caractérise par une absence de dynamique économique ; une absence de dynamisme social chez les gestionnaires du capital naviguant entre libéralisme et interventionnisme, comme chez les prolétaires contraints de se battre dos au mur ; une absence de dynamisme politique et démocratique, malgré la profusion de critiques (et d’autocritiques) , malgré aussi un réformisme radical  en plein essor mais sans véritable effet social ; la quasi-inexistence aussi d’une critique communiste. Le monde capitaliste ressemble à une somme de vides, dont l’addition commence à poser problème.

En effet, un fonctionnement optimum du capital suppose un équilibre conflictuel entre travail et organisation du travail, concurrence et monopole, Etat et secteur privé, industrie et finance, court et long termes…  Ces pondérations tendent à se défaire. En particulier la financiarisation obère l’investissement productif, et le politique s’autonomise de l’économique et du social.  À trop tordre les bâtons dans des directions divergentes, le capital s’épuise. Pourtant, en dépit de ces facteurs négatifs, il continue. Si la crise est supportable, elle le doit aussi à l’énorme accumulation de capital depuis 1945.  Les richesses « perdues » lors des différents krachs rampants sont bien supérieures à celles évanouies après 1929, mais les chiffres n’ont de sens que rapportés à la richesse globale de la société. Vie molle du capital, critique prolétarienne molle, les contradictions ne se sont pas encore exacerbées au point qu’elles doivent se résoudre.

Quoique le pire ne soit jamais certain, le fonctionnement éclaté du capital perdant de vue ses intérêts généraux permet toutes les aventures, ne serait-ce que parce qu’aucune force sociale ne saurait s’y opposer, ni dans les pays développés ni dans le tiers-monde.  L’intervention en Irak relève de cet échappement  libre par lequel le capital repousse les échéances. Ce ne sera qu’une opération « coup de poing » à grande échelle, censée consolider la domination étasunienne sur la planète, ce qui la rend possible sinon probable. À terme, si l’invasion s’enlisait, elle accentuerait les déséquilibres.

Au plan politique, dans un monde de démocratie molle, on ne peut exclure que des démagogues ne finissent par prendre le pouvoir, sur la base d’un programme droitier de remise en ordre, qui n’aurait rien à voir avec le fascisme et son pouvoir hyper-centralisé autoritaire, la destruction du mouvement ouvrier,…Tout en conservant les formes démocratiques, ces néo-Thatcher systématiseraient le rôle de l’Etat : encadrement social et policier renforcé des populations,  maintien du droit de grève dans des conditions qui lui interdisent d’être efficace, priorité à l’ordre public, etc.

Pour nous en tenir au moment présent, les multiples actions contre la politique américaine en Irak témoignent d’une situation où le mouvement communiste reste spectateur d’une situation qui le dépasse, et attend le lever de rideau pour voir le théâtre des opérations.

Bref, il semble que nous n’en ayons pas fini.

  

      Il se prépare de jolis coups de grisou

tandis que tête en bas, les élégantes

partent pour un voyage

au centre de la terre.

Sur un mur, Cour du Vaché, Lille,

août 2001 

 

                                                                                                     

A L’EST COMME A L’OUEST, PEU DE NOUVEAU

Pour l’essentiel, l’essai que l’on vient de lire, y compris les paragraphes sur l’Irak, était achevé fin 2002, et a été mis au point début mars 2003. Nous l’avons publié en l’état.

L’évolution de la situation sociale à travers le monde ne semble pas en remettre en cause les conclusions. Pour ne prendre que deux exemples, la guerre advenue en Irak et les amples mouvements du printemps 2003 en France ne bouleversent ni n’annoncent grand chose -- pour le capitalisme comme pour le communisme.

 La guerre moderne n’est pas postmoderne

Souvent interprétée comme signe d’une modernité d’un capital déjà au-delà de  structures périmées que seraient territoire, impérialisme, armée nombreuse, Etat, nation, etc., l’invasion anglo-américaine de l’Irak confirme au contraire leur nécessaire persistance, et l’incapacité présente à les réformer.

1) Le capital ne vit pas hors sol. En Irak comme ailleurs, la production de valeur, dans la mesure où elle a lieu, s’effectue dans un cadre géographique délimité par des frontières. Le capitalisme a beau rêver de tout réduire à du temps, quand il agit, c’est aussi sur un espace. L’utopie du capital n’est pas sa réalité. Non seulement la mondialisation ne coïncide pas avec la disparition des Etats nationaux,  mais elle les a vus se multiplier depuis quelques années.

2) La guerre n’existe pas sans soldats: il en a fallu plus de 200.000 pour abattre une puissance régionale affaiblie, il en faut  et faudra beaucoup pour contrôler le pays conquis.

3) Malgré la privatisation d’une partie de l’armée américaine, ce ne sont  pas des mercenaires au service de major companies qui ont  livré bataille, mais l’institution étatique.

4) Si l’économie mène le monde, elle n’est pas seule au monde. Politiquement, la planète demeure organisée autour d’un système d’Etats, et donc de leurs antagonismes. Croire que désormais les guerres ressembleront à des opérations de police, c’est prendre le moment présent pour définitif, et la domination étasunienne actuelle pour perpétuelle. Mieux avisé, le Pentagone imagine une armée « anti-chaos », mais se prépare aussi à des conflits contre d’autres grands rivaux. Il ne ménage d’ailleurs la Russie que parce qu’elle reste la deuxième puissance nucléaire mondiale.  Pour que les soldats n’aient plus qu’une fonction de super-gendarmes internationaux, il faudrait qu’un Etat unique domine la Terre, et que les contradictions socio-politiques ne déchirent que les régions périphériques aux pays riches. Cela impliquerait que ni l’Union Européenne, la Russie, la Chine ou d’autres nouveaux venus ne se lancent dans une rivalité armée, ce qui supposerait rien moins que la fin de la concurrence, moteur du capitalisme, et de l’Etat comme projection de force militaire. Autant dire, un monde qui n’existe pas.

5) De même que le bathisme tirait aussi sa force d’une capacité à réunir des populations dissemblables et à concilier par la violence leurs intérêts divergents, de même un régime pro-occidental ne sera viable qu’en se donnant les formes, assorties de quelque réalité, d’une unité nationale rassemblant dans des frontières reconnues Kurdes, chiites et Arabes sunnites.    

(6) Loin de réintégrer la rente pétrolière dans le circuit du profit, l’intervention américaine remplace le rentier propriétaire foncier par des monopoles faisant eux aussi obstacle à une circulation optimum des  profits. Observons au passage que, jusqu’ici,  mondialisation ne rime qu’en apparence avec fluidification. Si le rentier est celui qui bénéficie (et abuse) d’une situation acquise, par la possession d’un sol ou d’un avantage productif exclusif, c’est bien son  re-surgissement qui caractérise l’économie  des quinze ou vingt dernières années: rente de monopole par course au gigantisme, rente de situation, sans oublier les tributs prélevés par les divers pouvoirs, central, local ou mafieux, dans les pays de l’ex-capitalisme d’Etat. La fameuse « gouvernance des actionnaires » signifie un capital financier profitant de son rôle d’intermédiaire pour ponctionner le capital productif et finissant par déséquilibrer l’ensemble du cycle de la valorisation. Le businessman contemporain est un rentier nomadisant d’un écran à l’autre en quête d’une « niche » privilégiée ou de profits d’aubaine.

(7) L’effondrement du régime de Saddam met à nu le faible ancrage capitaliste dans des pays où la pénétration du salariat tient d’abord à la présence d’un Etat coercitif.  Celui-ci disparu, l’emprise du rapport salarial recule. Sous des formes variées, de Cromwell à Bismark en passant par Robespierre, l’avènement de la bourgeoisie occidentale supposait l’usage de la force pour faire entrer la société dans un moule nouveau. C’est une illusion de croire le capital prospérant par le seul dynamisme de ses entrepreneurs. Sans la désorganisation sociale mise en œuvre par l’un des derniers pouvoirs staliniens, sans par exemple la création de zones d’économie spéciale, jamais la diaspora chinoise n’aurait promu la croissance actuelle du pays.

Les missiles d’abord, les dollars ensuite ressuscitent autant d’archaïsmes qu’ils en déblayent, et la fin de la dictature bathiste laisse la place à une autogestion clanique et religieuse de la misère. Ou bien les Etats-Unis imposent à l’Irak un protectorat à l’ancienne mode, un statut de semi-colonie, telle la France exploitant les richesses du Tonkin. Ou bien ils font renaître à terme un pouvoir central indigène fort, au risque de ranimer un nationalisme pour eux dangereux, ou de voir éclater le pays. Tout indique qu’entre ces deux voies ils ne peuvent choisir. Les précédents (Bosnie, Kosovo, Afghanistan) montrent la tendance à un néo-colonialisme internationalisé, finalement inapte à assurer une fluidité capitaliste. Dans l’ex-Yougoslavie, l’inaction, puis l’action de l’OTAN ont accentué une homogénéisation ethnique peu propice à la circulation du capital.

En 1914-18, puis en 1939-45, les Etats-Unis ont profité de guerres en Europe et en Asie pour étendre à la fois leur domination et le rapport social capitaliste le plus moderne. Aujourd’hui, ils inventent une guerre mondiale au lieu de maîtriser leurs contradictions.

Ce que la bourgeoisie étasunienne renâcle à accomplir, les classes dirigeantes européennes et japonaises s’en montrent également incapables.

La « fin du travail » est bien finie

Alors que s’imposerait un autre regard du capital sur le travail, un autre traitement, la solution adoptée dans presque tous les pays va dans le sens d’une attaque frontale : Vous travaillerez plus,  et vous serez payés moins. Rarement la réduction du travail à un coût à comprimer au maximum n’a été plus franche.

Autrefois, le fordisme (dont la naissance puis l’essor s’accompagnaient d’un cortège de souffrances nié et refoulé ensuite) allait de pair avec un minimum de concessions, une place dominée mais reconnue au salarié via l’intégration syndicale et une consommation alors nouvelle.

Rien de tel aujourd’hui. Il y a une dizaine d’années, des réformateurs évoquaient un partage du travail, le développement d’un tiers-secteur ni marchand ni public, une économie mutualiste, associative, en partie bénévole, rendue à la fois nécessaire et possible par la révolution informatique et le chômage, célébrée par des penseurs aussi éloignés que J. Rifkin et A. Gorz. Il  était alors à la mode de se demander quel usage donner au temps libéré par le progrès technique. De cette époque datent aussi les discours sur la fin de la chaîne, la revalorisation du travail manuel et l’équipe autonome favorisée par l’informatisation. Ces chimères sont dissipées. Le réformisme radical ne propose pas de promouvoir un tiers-secteur, seulement de restaurer le secteur public. Il exige un retour à Keynes, face à une bourgeoisie qui n’en finit pas de creuser son sillon libéral.

Nous oserons une hypothèse. Au lieu d’ouvrir une ère nouvelle de prospérité pour les privilégiés, l’attaque contre les retraites serait plutôt le point d’orgue d’une politique clairement anti-salariés entamée voici plus de vingt ans, symbolisée par des figures comme Thatcher et Reagan, nécessaire pour briser définitivement les résistances et révoltes des années 60 et 70, mais incapable d’avancer vers un nouveau compromis social. Ni une entreprise ni la société capitaliste ne se gèrent durablement contre le travail, sur le mode du « Il faut que ça passe ou que ça casse ».

Une paupérisation accélérée aggraverait d’ailleurs plus qu’elle ne réglerait les problèmes de rentabilité. En dehors des crises révolutionnaires qu’il résout (mais pas uniquement) en déchaînant sa violence armée, aucun Etat, et moins encore sous le capitalisme, ne peut reposer exclusivement sur la répression. Los Angeles n’est pas généralisable. Et c’est avant tout sur les non-salariables, ces hommes en trop, que tire la Garde Nationale, non sur les grévistes de Boeing. Le capital ne serait pas viable s’il maintenait des îlots de prospérité entourés de fosses communes. La vision imaginée par Jack London dans Le Talon de fer (1908)  d’une sorte d’underclass durablement vouée à la misère et à la mort relève de la fiction ( le « peuple de l’Abîme » y est décrit comme une masse brute que des révolutionnaires quasi professionnels laissent s’entretuer avec l’armée et les mercenaires au service des puissants).

Sans aller jusque-là, les classes dirigeantes actuelles se conduisent comme si elles abandonnaient à son sort  la majorité de la population. Nous assistons à une perte (provisoire) de la mission historique de la bourgeoisie à l’échelle mondiale. Sa domination n’est pas remise en cause, mais n’a plus de légitimité que de fait. Elle est là, elle occupe le terrain, mais n’assure plus ou mal la reproduction de la force de travail. Le capitalisme n’est viable que s’il entraîne, au moins dans les pays riches, la grande masse des prolétaires dans son sillage, c’est-à-dire s’il est à même de les entretenir pour qu’ils le valorisent. Chaque grande transition a vu les responsables capitalistes se donner (en partie réellement, en partie dans les mots) pour les représentants d’une perspective universelle offerte à l’humanité, et pour les promoteurs de l’intérêt général commun à l’ensemble des classes dans chaque pays. Aujourd’hui, tous les patrons ne tapent pas dans la caisse, ni ne se font accorder une fortune quand  l’entreprise coule, mais le comportement se répand assez pour prendre un sens social. Dans l’affaire des retraites, il est significatif que le discours patronal, c’est-à-dire largement majoritaire (les idées de la classe dominante sont les idées dominantes), renonçant à toute vision collective, invite chaque travailleur à épargner pour sa retraite et les vieux jours de son conjoint. La société se dégrade en familles.     

Ce que le bourgeois propose au salarié, il le pratique évidemment pour lui à une tout autre échelle. Livré à ses seules forces, le capitaliste est naturellement enclin à tirer le maximum de l’entreprise pour son bénéfice exclusif, voire en période de crise à piller ce qu’il est censé gérer. Mutatis mutandis, un  scandale du type d’Enron n’était pas impossible en 1925. Les mécanismes régulateurs introduits après 1929 l’auraient rendu invraisemblable en 1950: leur dislocation depuis vingt ans en recrée la possibilité.

Le même Etat qui a renoncé à superviser les dérives comptables ou financières se lance dans des aventures guerrières aux profits hasardeux.  Ce paradoxe apparent  résume la situation présente. Il montre d’ailleurs à quel point est trompeuse l’image d’Internet comme un concentré du capitalisme, comme une préfiguration de notre avenir (qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse). Le capitalisme ne se réduit pas à un réseau, ni à un réseau de réseaux. Ses flux s’organisent en pôles, en centres de pouvoir économique et politique, en institutions, même si celles-ci fonctionnent souvent comme des réseaux. L’existence et le fonctionnement du réseau exigent des points de passage, des lieux de décision, des péages, des centres nerveux. En particulier, le système capitaliste devra redonner un rôle au pouvoir politique central. Ce ne sera pas celui  des Trente Glorieuses, ni l’Etat limité aux seules fonctions régaliennes (police et armée) qui n’a jamais existé. Mais il faut un point d’équilibre entre puissance publique et marché, entre concurrence et monopole, et avant tout entre capital et travail.

 Rupture d’un contrat social

Ce n’est pas seulement pour des impératifs de rentabilité que l’on rogne sur les retraites, mais pour perpétuer une norme sociale qui, loin d’être un anachronisme ou une idéologie désormais dépourvue de sens,  constitue le cœur de notre monde. Il est concevable de payer jusqu’à 20 ou 25 ans des études supposées déboucher un jour sur un métier. Il est impensable de payer le dernier tiers de la vie d’un salarié à ne rien faire de productif. Nous butons là sur le besoin socialement imposé mais largement partagé de se conformer au modèle qui structure, non seulement la plupart des esprits, mais la réalité de nos vies: le travail reste le grand socialisateur.

La « retraite », création moderne comme les « vacances », repose toute la question du travail, et rappelle que nous vivons dans une société régie par l’accumulation de valeur issue d’un travail productif. Reconnaître seulement productif ce qui accroît l’argent, c’est dévaluer activité ménagère et vieillesse. Le loisir est l’extérieur, le creux du travail, et l’essence du travail, c’est  sa séparation du reste de la vie.

Jusqu’ici, cependant, le progrès technique passait pour libérateur, et l’allongement de l’espérance de vie pour une preuve décisive de la supériorité de la société industrielle, c’est-à-dire de marché. (A contrario, la baisse de l’espérance de vie dans l’ex-URSS est censée démontrer la faillite du « socialisme ».) Implicitement, puis de manière peu à peu institutionnalisée au cours du 20e siècle, il était devenu acquis que le travail se soumettait au capital en échange d’un temps extra-travail accru voué à une consommation de plus en plus large, en attendant un avenir d’abondance et de liberté, promis aussi bien par le bourgeois victorien, l’entrepreneur fordiste, le bureaucrate stalinien, ou récemment encore par le manager du virtuel.

Voilà maintenant que les merveilles scientifiques et les miracles médicaux se retournent contre le salarié, appelé à se sacrifier non plus pour profiter un jour du progrès, mais pour en pallier dès aujourd’hui un gros inconvénient : l’homme moderne vit trop longtemps. La vie humaine devient un coût.  Ce que la machine devait offrir, la démographie le supprime.  Tous les partis ayant vocation à participer au pouvoir proclament que le temps dit libre (post-travail)  ne le sera plus,  puisqu’il coûte trop cher.    

Que les classes dirigeantes de quasiment tous les pays industriels aient réussi à imposer ce schéma en dit long sur la profondeur des défaites subies par le travail, mais aussi sur l’incapacité à remplacer le contrat social « fordiste » par un autre.

 Retraite

Certainement, la condition salariale au début du 21e siècle est pire que celle du milieu des années 60, sur les plans du revenu, du contenu du travail, des garanties d’emploi, de reconnaissance sociale et d’image de soi. Mais déduire de ce seul fait la venue prochaine de profondes remises en cause du capitalisme, serait oublier l’expérience vécue, individuelle et collective. Le travail se bat aujourd’hui le dos au mur. La réforme des retraites est l’ultime ( ?) coup assené après deux décennies de licenciements, d’intensification du travail, de précarisation, etc.

Des millions de manifestants, on a en déjà vu en Italie contre les réformes berlusconiennes similaires: il en est résulté un compromis fortement défavorable au travail. Aussi large fût-elle, la mobilisation dans la rue ne s’appuyait pas sur des luttes dans les entreprises,  capables de combiner l’offensive dans l’atelier et le bureau à la pression exercée dans le quartier et dans la ville. Il est douteux qu’il en aille autrement en France.

Au printemps 2003, la volonté de se battre n’a pas su ou pu se donner une auto-organisation, condition sine qua non du succès des grèves et des manifs. Globalement, le contrôle syndical a tenu. Les cheminots ont fait preuve de moins d’autonomie qu’en 1986 ou 1995. Les grèves sauvages sont surtout venues des enseignants. Ce milieu est l’un de ceux que sa fonction empêche le plus de se penser et d’agir en salarié face à un patron. Cette fois, pourtant, beaucoup d’instits et de profs se sont révoltés bien au-delà de l’enjeu matériel. L’attaque contre les retraites a servi de détonateur à une exaspération née de la contradiction de moins en moins niable entre une fonction affichée (transmettre du savoir) et la réalité: dans la moitié des établissements, expliquait l’un d’eux, l’enseignant devient un « ouvrier intellectuel qui gère des flux ». Cette combativité,  la détermination d’autres catégories comme les agents de la fonction publique territoriale, le fait qu’une partie des profs ait envisagé d’oser ne pas respecter le tabou des examens, sont clairement positifs. Mais leur virulence ne sort pas d’un « réformisme dur »: contrairement à leurs prédécesseurs des années 70, ils ne réclament pas une autre école, voire pas d’école du tout, mais que le système scolaire (re)trouve son rôle.

Même sur le terrain (revendicatif, et parfaitement justifié, il va sans dire) où il s’est placé, leur mouvement se voue ainsi à l’échec. Car chaque fois que le travail a obtenu des réformes substantielles (au milieu puis à la fin du 19e siècle, après 1918, dans les années 30, dans les années 60-70), c’était  en se mobilisant pour plus que les concessions arrachées, parce que les réformes étaient portées par l’aspiration, même confuse, même mystifiée, à une société sensiblement différente. Les acquis sur le plan quantitatif se nourrissent  toujours d’un élan qualitatif. Nous sommes aujourd’hui dans une tout autre configuration. Comment d’ailleurs les enseignants parviendraient-ils à une critique de l’école, quand l’ensemble des salariés ne critiquent pas la société ?

Nous ne sommes pas devins, et ne prétendons pas qu’il ne se passe ni ne se passera rien. Nous disons qu’aucune amorce de critique du salariat et du travail n’est possible tant que se prolonge la lame de fond des défaites dans les entreprises. La remontée du « mouvement social » depuis la grève des cheminots de 1995 n’a  pas mis un terme aux échecs revendicatifs : les grèves victorieuses, comme chez MacDo et celle des nettoyeuses du groupe Arcade, restent l’exception. La revendication persiste, non à exiger plus ou autre chose, mais à tenter de conserver ce que l’on a, et le plus souvent à limiter la perte de l’acquis. Aussi longtemps que le travail se bornera (comme il le fait depuis environ vingt ans) à répliquer aux coups qui le frappent, les mouvements, même massifs, tiendront plus, en France comme ailleurs, de Décembre 95 que de Mai 68.  Il est significatif que, pendant les luttes sur les retraites, le patronat lance encore de nombreux plans sociaux. La retraite sociale entamée à la fin des années 70 continue.

 L’erreur était dans la question

Un tel point de vue, nous ne l’ignorons pas, heurte la vision révolutionnaire courante fondée sur l’espoir d’un sursaut imposé aux prolétaires par l’attaque du capital,  avec comme corollaire que le sursaut pourra s’avérer d’autant plus radical que l’attaque sera profonde. Cette révolution de la misère, nous n’y croyons pas, quelles que soient les théorisations rigoureuses qu’elle reçoive. Parfois il n’y a de rigueur que dans l’agencement des mots.

Il ne sert à rien d’interpréter la guerre des Etats-Unis contre l’Irak, l’assaut contre les retraites, ou tout autre événement, comme autant d’étapes supplémentaires vers un capitalisme de plus en plus capitaliste, éliminant ainsi l’une après l’autre ses contradictions secondaires pour dégager dans sa nudité la contradiction principale: capital/prolétariat.  

Le capitalisme ne règle rien à la place des prolétaires. Une des victoires de ce monde, c’est de nous faire croire que notre émancipation dépendrait d’autre chose que nous-mêmes. Jamais les conditions négatives de la révolution ne suffiront.

Un défaut récurrent de la pensée radicale est sa fréquente inutilité, y compris pour ceux qui la produisent. Soit qu’elle exhorte en vain les prolétaires. Soit qu’elle trace un arc historique si ample, dématérialisant la révolution, qu’il en devient irréfutable. Une théorisation critique suppose une implication sociale minimale, non mesurable bien sûr au nombre de tracts distribués ou de contacts ouvriers. Jamais la plus large circulation des idées et des informations (par exemple sur Internet), pas plus que la multiplication des débats et des réunions, ne combleront l’écart entre théorie et réalité sociale. La révolution n’est pas affaire de connaissances. A une époque donnée, le « révolutionnaire » comme le prolétaire de base ne lisent et ne comprennent que ce qui est socialement nécessaire à leur existence, et donc historiquement possible de lire et de comprendre.

On l’aura saisi, sans jouer au jeu de la prévision, nous estimons valable une certaine « analyse de la période ».  Elle aide à situer et à orienter notre activité. Peut-être l’avenir nous infirmera-t-il. Une théorie, et plus encore une théorie à ambition révolutionnaire, n’a d’intérêt que si elle prend le risque de se confronter aux faits et, pourquoi pas, d’être par eux démentie.

Juillet 2003

Bibliographie sommaire (mise à jour en 2009)

Sur les systèmes de production et le dépassement inachevé du fordisme: Marx, chapitres XIV et XV du Livre I du Capital.  Et Il va falloir attendre / Bref rapport sur l’état du monde, troploin, 2002.

Sur le cycle de développement des années 1980-2000: K. Nesic, Un autre regard sur le communisme, L’Harmattan, t. 2, 1995.

Sur « la crise » : Demain, orage. Essai sur une crise qui vient, troploin, 2007. 

Et Zone de tempête (sur une crise advenue), troploin, 2009.

Sur les métamorphoses du travail:

Prolétaire et travail: une histoire d’amour ?, troploin, 2002.

Sur la Palestine:

« Le Sionisme, avorton du mouvement ouvrier », Le Brise-Glace, n°2-3, 1989, et  n°4, 1990.

Th. Cosme,Moyen Orient 1945-2001 / Histoire d’une lutte de classes, Sononevero, 2003.

Et nos remarques dans La Ligne générale. Questions & réponses, troploin, 2007.

Après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, nous avons prolongé notre réflexion dans Fausses routes, troploin, 2004.

« La réalité est reportée à une date ultérieure » : nous empruntons la formule à Ph. Muray (Exorcismes spirituels, t. III, Les Belles Lettres, 2002). Qu’il faille un polémiste catholique anti-moderne pour donner un peu d’ampleur publique à quelques vérités, en dit long sur l’état du monde.

Sur démocratie, réformisme et altermondialisme : Solidarités sans perspectives et réformisme sans réforme, troploin, 2003.

Et G. Dauvé, K. Nesic, Au-delà de la démocratie, L’Harmattan , 2009.

Socialisme ou Barbarie : outre les articles de Chaulieu-Cardan-Castoriadis réunis en plusieurs volumes par 10/18, et ceux de Cl. Lefort dans Eléments d’une critique de la bureaucratie, Droz, 1971, voir l’anthologie publiée par Acratie,  et l’histoire bien documentée du groupe par Ph. Gottraux, chez Payot-Lausanne.

Pour les numéros disponibles d’Invariance, s’adresser à François Bochet, Moulin des Chapelles, 87800 Janailhac.

Temps Critiques : BP 2005, 34024 Montpellier Cedex 01.

Théorie Communiste : BP 17, 84300 Les Vignères. Cette position a été qualifiée un jour par Jacques Camatte de « structuralisme prolétarien » (dans un article de 1978, reproduit dans Forme et histoire, Milan,  2002).

Le Manifeste contre le travail du groupe Krisis a été publié aux Ed. Léo Scheer.

La citation sur le grisou et les élégantes est extraite des Champs magnétiques d’A. Breton et Ph. Soupault (1920), dont voici la phrase suivante : « On leur a parlé de soleils enfouis. »

Sur une partie des origines de « l’autonomie » italienne, cf. le recueil des Quaderni Rossi, Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, Maspéro, 1968, et le recueil de Mario Tronti chez C. Bourgois. 

Autocritique 

Contrairement à ce qu’affirmait le § « Demander à la théorie tout ce qu’elle offre (mais pas l’impossible) », il n’est pas nécessaire d’apprécier le papier bible de la Pléiade pour lire les œuvres de jeunesse de Marx, maintenant vendues en Folio.