Irak, 2004: Fausses routes

 

 

 

La guerre pornographique

Tout scandale est un aveuglement : le coup de projecteur sur des effets plonge dans l’ombre leurs causes.

Que cette société dissimule ou qu’elle exhibe, c’est la même passivité qu’elle entretient.

Plus on regarde l’horreur, moins on comprend.

Faut-il rappeler que les photos diffusées de sévices infligés en Irak à des détenus représentent une faible portion de la réalité ? que ces sévices servent à préparer et « ramollir » les suspects avant un véritable interrogatoire plus terrible encore, où l’humiliation devient torture pure et simple ? que l’armée et le gouvernement étasuniens ont tout fait pour cacher la vérité ? que la presse « la plus libre du monde » a tardivement relayé des informations déjà disponibles ? que de telles pratiques sont courantes en démocratie ? qu’il est de règle de déshabiller le prisonnier ou l’interrogé ? que tout suspect d’une peccadille, en garde à vue dans un commissariat de New York ou de Prague, peut se voir enfoncer un doigt policier dans l’anus et/ou le vagin, comme le subissent quotidiennement des milliers de personnes dans les prisons de la République française ? que les tortionnaires (dont beaucoup étaient matons dans le civil) ont eu toute latitude de reproduire en pire sur le sol irakien les brimades et les tortures dont souffrent près de deux millions de détenus aux Etats-Unis ? qu’à moins d’avoir la malchance d’être jugés par leurs vainqueurs, les militaires reconnus coupables de crimes de guerre sont traités avec la plus large indulgence ? que l’un des criminels les plus célèbres de la guerre du Vietnam, le lieutenant Calley, responsable de la mort d’une centaine de villageois, a bénéficié d’une grâce au bout de quelques années de prison ?

La diffusion de telles photos a peu à voir avec une liberté d’information et de critique, et tout à voir avec l’obsession de l’image et de sa circulation. La même société multiplie les agences de renseignements publiques et privées, fiche un peu mieux chaque année sa population, interconnecte les réseaux informatiques et accumule des connaissances inouïes sur chaque citoyen, mais négligeait d’interdire les appareils-photos et les e-mails de ses simples soldats. Quelqu’un observait que depuis la fin de la conscription, l’armée américaine avait passé ce contrat implicite avec les classes pauvres où elle recrute sa piétaille : Engagez-vous, car nous ne menons plus que des guerres High Tech, que forcément vous gagnerez, et d’où vous reviendrez vivant. Le contrat était fallacieux, mais la haute technologie ajoute une compensation : le libre usage d’un portable et l’envoi de SMS feraient désormais partie des droits de l’homme et du soldat.

Internet est un accélérateur et un multiplicateur de tout, et d’abord des idées et des fantasmes dominants. Si, comme on le répète, 10, 15 ou 20% du trafic sur la Toile est pornographique (le sens du mot importe moins ici que son emploi), il est normal que des scènes proches du sado-masochisme y aient trouvé une place de choix, avant de se voir reproduites à l’infini sur papier.


Mais le spectacle fait deux pas en avant, puis un en arrière. Les clichés sont « floutés » ou recadrés pour masquer les organes sexuels des victimes enchaînées. Au nom du droit (un de plus) à la pudeur du spectateur ou du lecteur, on amoindrit et on fausse la gravité du sévice, en lui enlevant une dimension essentielle, son caractère sexuel. Non seulement l’on vole à la victime un élément capital du sens de son supplice, mais on traite l’Américain ou l’Allemand moyen comme un enfant à qui il faut cacher les parties honteuses. Et l’on ose se moquer de certains prélats romains ou de ces Anglais victoriens qui faisaient poser des coquilles au bas ventre des statues.

Le même monde rend la vision de rapports sexuels accessible chez soi, en quelques secondes, à qui sait manier sa souris, et parallèlement aggrave la censure sur les moeurs. L’homme moderne  rêve d’un langage qui ne ferait de mal à personne, de rencontres amoureuses au dénouement réglé d’avance par consentement mutuel, d’une sexualité enfin « naturelle ». A défaut d’y parvenir, il légifère.

Jamais une société ne s’est autant voulue innocente, tout en jouant de ses culpabilités. Jouir devient un impératif chez ceux-là mêmes qui appellent à la répression. Les minorités sexuelles sont valorisées par la presse qui réinvente une bienpensance. Cet appauvrissement de l’imaginaire collectif (comme, sur un plan voisin, la paupérisation du langage) n’est pas sans rapport avec l’état actuel des contradictions sociales, ni sans conséquences pour le mouvement émancipateur. Certaines aliénations, certaines passivités sont plus aliénantes que d’autres, moins grosses de contradictions et d’explosions possibles. Même dans la consommation, tout ne s’équivaut pas. La fascination de l’horreur banalisée est pire que de s’évader au cinéma du samedi soir ou de s’étourdir en dansant jusqu’à l’aube.

L’abondance des photos, qu’un rapport officiel estime à 1.600, indique qu’elles ne servaient pas uniquement à la mise en condition des détenus, mais aussi de souvenirs et de trophées pour leurs gardiens. Un pas a été franchi dans le mépris des autres et de soi. Récemment encore, la torture, même systématique, restait chez les bourreaux un non-dit dont seuls se vantaient les plus endurcis. Un jour, en Algérie, par défi ou par provocation, Bigeard avait ouvert la porte d’une salle de torture devant un ministre venu le féliciter pour l’efficacité de son action « anti-terroriste ». Le geste fit scandale : le tortionnaire était supposé cacher ses actes. Mais Bigeard était autant persuadé de faire un sale boulot que de devoir le faire. Les geôliers d’Abu Ghraib, eux, photographiaient des atrocités qui ne leur inspiraient ni honte ni fierté : ils jouaient. Ce que seul un ministre entr’apercevait, cinquante ans plus tard des centaines de millions l’ont vu et revu. Quand presque n’importe quoi devient montrable, tout tend à l’insignifiance. Une société de voyeurs est aussi une société qui ne sait plus se regarder, ni comprendre.

En imposant un cache-sexe à l’image de l’Irakien dénudé par sa propre soldatesque, la société emblème de la modernité montre à quel point ses agitations guerrières recouvrent une crise sociale et morale.

 

La guerre démocratique

Fallouja, Irak, printemps 2004. L’armée la plus puissante du monde ne peut éliminer les 30.000 habitants d’une ville pour se débarrasser des mille ennemis qui s’y sont retranchés. Techniquement, elle a les moyens de raser la ville et d’en détruire jusqu’aux décombres. Socialement, politiquement, cela lui est impossible : la société américaine n’y est pas aujourd’hui préparée, car la présence des GIs en Irak ne correspond pas à un enjeu véritable pour l’intérêt des Etats-Unis.

Quand il le faudra, on fera un nouveau Dresde, un nouvel Hiroshima.

L’US Army n’est pas l’armée russe en Tchétchénie. La démocratie diffère de la dictature, où l’Etat a les mains relativement libres pour les exactions qu’il juge nécessaires.

La démocratie se mesure au degré de préparation de l’opinion requis avant de massacrer à grande échelle.

La guerre trop expliquée

Des milliers de pages auront été noircies pour expliquer l’intervention anglo-américaine en Irak.

On aura écrit qu’elle avait pour but de démocratiser un pays en le débarrassant d’un dangereux dictateur, et d’y poursuivre la lutte anti-terroriste. Thèse trop officielle, aussitôt réfutée par d’autres qui interprètent cette guerre comme destinée à assurer aux Etats-Unis un contrôle exclusif sur le pétrole de la région.

On aura aussi écrit que l’intervention avait pour objectif de liquider divers archaïsmes, afin de parachever la restructuration mondiale du capital, en favorisant sa fluidité, et en éliminant ou en réduisant la ponction des rentiers pétroliers sur les profits des capitalistes industriels et marchands.

On aura écrit que cette guerre témoignait d’un nouvel âge du capital, celui de la valeur sans le travail, de la guerre sans soldats et sans morts (du côté du vainqueur, bien sûr).

On aura encore écrit que la situation en Irak relevait indirectement mais avant tout de la lutte des classes, d’un affrontement social entre prolétaires et bourgeois détourné en guerre entre Etats.

L’excès d’explications brouille la compréhension d’une nouvelle tentative de la classe dirigeante étasunienne pour reporter à l’extérieur les contradictions internes qu’elle refuse d’affronter. Que des fractions bourgeoises venues au pouvoir dans le sillage de Bush espèrent en Irak des profits faciles est une conséquence de l’intervention, non sa cause. La question n’est pas d’évaluer le poids d’Halliburton ou de Bechtel dans la politique étrangère des Etats-Unis, mais de se demander pourquoi, à certains moments, tel ou tel lobby parvient à peser si lourd.


L’Irak de 2004 n’est pas l’Algérie de 1960 ou le Vietnam de 1970. Ce n’est ni une colonie à laquelle s’accroche la métropole, ni un pion stratégique dans l’affrontement de super-puissances. Libre à l’historien d’y relever ensuite des « erreurs », mais ces guerres répondaient à des logiques sociales et étatiques. Dans les deux cas, les intérêts généraux de la bourgeoisie ont fini par l’emporter sur ceux de groupes particuliers, non sans mal : en France, il fallut le 13 mai 1958, l’Etat fort gaulliste, la remise au pas de l’armée et l’élimination de l’OAS. Dans les deux cas également, l’obstination de l’Etat à l’emporter sur le terrain favorisa une contestation naissante ou déjà forte. En ce début de XXIème siècle, l’invasion de l’Irak et l’échec de l’occupant n’ont pas le même sens, ni des conséquences similaires pour les luttes sociales.

Au printemps 2003, l’armée de Saddam semblait évanouie, sonnée ou pulvérisée sous les bombes. Au terme d’une campagne de type classique qui ressembla à une promenade de santé ponctuée de quelques dizaines de morts anglo-américains (nous n’oublions pas les milliers de vies irakiennes militaires et civiles tuées par des munitions et des armes toujours moins intelligentes qu’on le dit), la coalition si facilement victorieuse s’est trouvée engluée par sa conquête.

Après quelques actes cantonnés surtout dans ce qu’il est convenu d’appeler le triangle sunnite et interprétés comme gestes de nostalgiques de l’ancien régime refusant la démocratie qui leur était proposée, une résistance s’est développée au point de devenir un fait social massif de rejet d’un occupant peu soucieux ou incapable d’améliorer les conditions de vie de la population. Attentats, morts, blessés parmi les soldats de la coalition, on enregistrait dès avril 2004 une trentaine d’actes de résistance par jour. L’incapacité de l’occupant à protéger ses collaborateurs, y compris au plus haut niveau, et le débat désormais ouvert aux Etats-Unis sur un retrait militaire partiel, apportent un formidable encouragement aux rebelles, et les responsables américains ont de plus en plus de mal à trouver des notables irakiens présentables et représentatifs qui leur restent fidèles. Le plus habilement dosé des gouvernements de transition sera rejeté par la majorité de la population, et sa souveraineté dénuée de réalité par la persistance de l’occupation.

En conséquence, les troupes de la coalition se terrent dans leurs cantonnements et n’en sortent que pour tirer dans le tas, traitant n’importe quel Irakien en suspect, sinon en ennemi potentiel, chargeant leurs supplétifs locaux de faire le sale boulot.

Ni les « sunnites » ni les « chiites » ne forment des blocs monolithiques, et des différences sensibles séparent les radicaux chiites partisans d’Al-Sadr des réformistes autour de l’imam Sistani. Pourtant une solidarité de fait s’est nouée entre la population sunnite, souvent perçue comme privilégiée par l’ancien régime, et des chiites, hier victimes de la répression baasiste, qui basculent dans la rébellion alors que l’occupant comptait sur leur appui pour stabiliser le pays. A Fallouja, la première armée du monde doit négocier avec des « va nu pieds » comparés deux semaines plus tôt par le chef d’état-major interarmes étasunien à un nid de « rats qu’il va falloir nettoyer ».

L’irrésolution actuelle de la coalition révèle simplement qu’elle n’a jamais vraiment su ni préparé ce qu’elle allait faire. Frapper, faire pleuvoir les missiles puis les dollars, et si ça ne marche pas improviser autre chose, foncer et rationaliser ensuite, telle est la logique des fausses urgences qui mène la politique étrangère des Etats-Unis depuis « le 11 septembre ». D’un côté, on affirme maîtriser la situation et mettre en place à bref délai le gouvernement provisoire prévu. De l’autre, on fait appel à l’Iran, hier stigmatisé comme Etat voyou, pour


qu’il aide à calmer le jeu. Après avoir dénoncé l’incapacité chronique de l’ONU, les Etats-Unis lui demandent maintenant de prendre toute sa place dans la normalisation de l’Irak.

La coalition commence à se désagréger. Emboîtant le pas aux Espagnols, les soldats du Honduras et de Saint-Domingue rentrent chez eux. Le gouvernement polonais, pourtant allié privilégié des Etats-Unis et figure émérite de « la nouvelle Europe », se pose des questions sur son rôle en Irak. D’autres dirigeants ne manqueront pas de les imiter.

La révélation des multiples sévices infligés par les forces anglo-américaines oblige à voir leur présence pour ce qu’elle est depuis le début : une occupation militaire comme une autre. Il devient de plus en plus difficile d’interpréter ces faits comme des dérapages, des bavures ne remettant nullement en cause l’armée étrangère, sa mission en Irak, ou les institutions démocratiques qui en décident. Toute troupe d’occupation, lorsqu’elle est rejetée par la majorité de la population, subit des attaques quotidiennes et vit dans la crainte d’attentats et de pièges, est conduite à terroriser à son tour cette population pour la contraindre à se tenir tranquille. La recherche de renseignements sur les terroristes réels ou supposés devient vite le moyen et le prétexte d’une politique systématique ne reculant devant aucune méthode pourvu qu’elle fasse mal et qu’elle fasse peur. L’histoire ne connaît pas de « pacification » pacifique. Mais à considérer tout Irakien comme un ennemi, on obtient le résultat inverse.

Il paraît que des militaires américains de haut rang ont regardé avec beaucoup d’intérêt La Bataille d’Alger de G. Pontecorvo (réalisé en 1966, et longtemps interdit en France), et trouvé une inspiration dans l’exemple des paras en 1957. Ils ne semblent pas en avoir tiré toutes les conclusions. D’abord, il n’y a pas de guerre propre ou sale, seulement la guerre. Ensuite, si l’armée française, par la torture et l’assassinat (3.000 morts, démantela durablement l’appareil FLN à Alger, ce n’en était pas moins une bataille militairement gagnée dans une guerre politiquement perdue.

La véritable reconstruction économique, politique, sociale et nationale de l’Irak se fait et se fera attendre. Pour le moment, règnent le pillage, le troc, les rackets de toutes sortes et la poursuite de la destruction des infrastructures, due soit aux attentats, soit à l’intervention des coalisés. Investir sur un territoire pour longtemps incontrôlable serait aussi rationnel que d’implanter une fabrique de chasse-neige au Sahara. Les efforts réalisés, insignifiants par rapport aux besoins du pays (ne parlons pas de besoins solvables), relèvent du comportement de prédateurs néo-coloniaux.

La guerre négative

L’invasion de l’Irak, ses causes et son déroulement, dissipent l’image d’un capital triomphant en voie de se débarrasser des archaïsmes et de parfaire sa domination sur la planète.

Si les Etats-Unis apparaissent aujourd’hui comme la seule puissance de niveau mondial, ils ne le sont que par défaut, car dépourvus des moyens de leur politique et de la stratégie qu’ils affichent. Rapportés à la minceur du succès sur le sol irakien, les plans pour un « Grand Moyen Orient » s’avèrent dérisoires. Alors que les Etats-Unis voulaient imposer quelques réformes à l’Arabie Saoudite et limiter sa puissance, les attentats dirigés contre leurs troupes, contre les installations pétrolières et contre les étrangers en général, les obligent à consolider le pouvoir en place, selon la stratégie « Pétrole contre sécurité ». Partis pour liquider l’islamisme, ils l’alimentent, et au lieu de favoriser un cercle vertueux démocratique en ces régions, y disqualifient la démocratie à l’occidentale pour une génération.

La participation des Etats-Unis au second conflit mondial leur avait donné les moyens de leur politique : remodeler l’Europe et l’Extrême-Orient en fonction de leurs intérêts fondamentaux. Bombardements terroristes massifs et occupation tout aussi massive de l’Allemagne et du Japon, voilà pour le bâton. Quant à la carotte, elle consistait en investissements considérables, soit directs, soit sous forme d’aides (entre autres grâce au plan Marshall), qui à la fois supposaient et renforçaient la mise en place d’institutions démocratiques.

Il y a aujourd’hui loin de la coupe aux lèvres, et pas seulement en Irak. Supposons provisoirement juste l’analyse de l’intervention anglo-américaine comme tentative de sécuriser des régions instables, non certes pour assurer le bien-être des habitants, mais pour faire sauter quelques verrous à la liberté du commerce, en contraignant manu militari ces économies à passer de la forme rentière à la forme marchande, tout en affaiblissant des puissances régionales à divers degrés dangereuses (Irak, Arabie Saoudite). Bref, il s’agirait de forcer à la formation d’une vaste zone ouverte à la circulation des ressources naturelles et des flux de valeur, pour le plus grand profit des multinationales américaines, avec quelques retombées pour les autres.

Une hypothèse portant sur une dynamique politique et sociale se vérifie non sur ses intentions, mais sur des résultats.

Or, le bilan est accablant, et le phénomène ne date pas d’hier. Depuis la première guerre contre l’Irak en 1991, en passant par la Yougoslavie et l’Afghanistan, et pour finir par l’attaque de l’Irak en 2003, aucun des objectifs annoncés n’a été atteint. La pacification du Kosovo aura eu pour résultat essentiel de remplacer une épuration ethnique par une autre, moins meurtrière mais tout aussi « archaïque », sans parler de la croissance de la prostitution et d’autres trafics d’êtres humains. Mise à part la Slovénie, intégrée de longue date à l’Europe moderne, l’ex-Yougoslavie reste une région où des forces ouvertement réactionnaires et nationalistes dominent la vie politique, et qui ne connaît aucun développement économique ou social. En Afghanistan, le principal résultat tangible de l’intervention américaine fut de propulser au pouvoir un mannequin gravure de mode qui règne à peine sur Kaboul, tandis que se vérifie l’incapacité de l’US Army à éliminer quelques centaines ou milliers de « terroristes ».

Quant à fluidifier le capital, il ne sert à rien de jeter la rente par la porte pour la faire rentrer ensuite par une fenêtre. Les Etats-Unis veulent se créer une rente de monopole en réservant à certaines de leurs entreprises le bénéfice quasi exclusif de la reconstruction de l’Irak. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y a là entrave à la libre circulation des capitaux, comme le déplore l’OMC.

Si le but était d’oeuvrer à un capital plus capitaliste, il s’agit bien d’un échec, qui succède à d’autres, et une telle constance ne peut rester sans conséquences. Ce n’est pas l’éventuelle défaite des Etats-Unis en Irak (défaite certaine en tout cas par rapport aux buts proclamés) qui mérite explication, mais la persistance dans l’impasse.

Certains partisans de l’intervention relativisent aujourd’hui son enlisement en comparant la situation présente à celle d’après 1945, en arguant du fait que tout ne s’est pas accompli ni reconstruit du jour au lendemain en Allemagne et au Japon. Or, non seulement l’Irak de 2004 n’est pas le Japon ou l’Allemagne de 1945, mais la défaite et l’occupation de ces deux pays n’ont pas généré de mouvements de résistance tant soit peu significatifs. Au contraire, très rapidement, les populations ont fait leur le mode de vie et les institutions proposés et imposés par le vainqueur, car les bases sociales en existaient. Le vainqueur les y importait certes par la force, mais non artificiellement.

Il n’est d’ailleurs pas possible de gagner une guerre puis de perdre la paix, car rater la paix revient à perdre véritablement la guerre puisqu’on l’a faite pour rien. Apparemment triomphante en 1918, la France a vu s’évanouir la réalité de sa victoire, par son incapacité à imposer une paix carthaginoise à l’Allemagne, à prolonger par des traités de paix ses succès sur les champs de bataille, et à obtenir ensuite par l’occupation de la Rhénanie en 1923 les « réparations » exigées du vaincu.

La surpuissance militaire actuelle de l’impérialisme étasunien se double d’une impuissance sociale généralisée. Le conflit irakien aggrave ce qu’il était censé résoudre.

Rien de décisif ne se joue dans une telle invasion dépourvue d’urgence rationnelle, puisque le développement du capital continue de s’articuler autour de trois pôles, Amérique du nord, Europe et Japon, et que les adversaires potentiels (et possibles rivaux militaires) de l’impérialisme dominant ne se situent pas au Moyen Orient, mais en Asie : Inde et surtout Chine. Les Etats-Unis interviennent à la périphérie, et au lieu d’approcher du problème le contournent. La croissance de pays comme la Chine est d’ailleurs l’un des principaux facteurs de la hausse du prix du pétrole, que la situation au Moyen Orient ne précipite pas, mais accompagne seulement.

S’il s’était agi de s’assurer des ressources pétrolières et d’insérer l’Irak dans la logique d’une circulation du capital fluidifiée, d’autres stratégies semblaient moins hasardeuses. Par exemple, lever l’embargo et laisser en place la clique baasiste, en transformant l’échange « Pétrole contre nourriture » en « Pétrole contre pouvoir ». Un Etat coercitif stable reste nécessaire dans ce type de pays pour en préserver l’unité et l’intégrité, le forcer à entrer (autant que faire se peut) dans la modernité capitaliste et l’intégrer à la division mondiale du travail. L’exemple de la Chine est édifiant à cet égard. La dislocation de l’Irak, sous la pression des armes, ne sert les intérêts généraux d’aucune bourgeoisie, américaine ou autre, et ne profite qu’à des clientèles et des lobbies. Le régime des milices n’est jamais favorable à la dynamique du capital.

En maintenant leur présence militaire, les Etats-Unis favorisent les mouvements de résistance et l’expansion de groupes du type du Hamas. Mais quitter l’Irak en l’état, c’est courir le risque de le voir éclater avec tous les facteurs déstabilisateurs que cela implique, par exemple faire de l’Iran une puissance régionale dominant d’une manière ou d’une autre la partie chiite du pays, riche en ressources pétrolières. C’est aussi, quoi que puissent dire les dirigeants américains, reconnaître une défaite face au terrorisme. Quitter la Somalie était une chose, partir d’Irak en est une autre.

L’impossibilité à trancher sur le terrain militaire traduit ce blocage stratégique. En trois semaines de combat pour le contrôle de Fallouja, l’armée américaine, incapable de venir à bout de 2000 à 3000 insurgés dix fois moins bien équipés, a dû négocier, et a fini par remettre le contrôle de la ville à la milice d’un ancien général de la Garde Républicaine (donc d’un criminel, selon les critères de la Maison Blanche) après que l’ensemble de la population irakienne (en tout cas, celle qui s’exprime dans la rue, pacifiquement ou par la violence) se soit identifiée aux rebelles. Or, seul un Etat en voie de stabilisation peut intégrer des milices dans les unités régulières, comme De Gaulle en 1944 absorbant les FFI dans l’armée française. Confier le maintien de l’ordre à des incontrôlés, c’est accroître le désordre. L’irrésolution de l’état-major étasunien, refusant autant d’accepter des pertes lourdes parmi ses troupes que de détruire une ville pour la libérer, témoigne d’une profonde inadéquation entre les buts avancés (généraux et particuliers) et les moyens mis en oeuvre.

En comparaison, en 1956, la bureaucratie stalinienne recourut aux méthodes extrêmes afin de garder sa mainmise sur la Hongrie: pour un coup de fusil tiré d’une fenêtre, les chars russes détruisaient l’immeuble. Et en 1968, face à l’offensive Viet Cong du Têt, l’impérialisme américain décidé à ne pas perdre la ville stratégique de Hué, ne recula ni devant ses propres pertes ni devant la mort de milliers de civils vietnamiens.

En 2004, en Irak, l’outil militaire se révèle inadéquat à la mission censée être la sienne, parce que la mission elle-même est contradictoire.

Contrairement aux illusions d’une guerre devenant purement technologique, le facteur humain y reste décisif. Le militaire a beau muer en spécialiste maniant des instruments bien plus complexes que ceux de 1914 ou 1939, la professionnalisation d’une armée ne se traduit pas forcément par un moindre besoin en personnel. Le passage de l’OS massifié au technicien, et du canon de 75 à une robotique de la mort, entraîne dans le domaine militaire les mêmes effets pervers que l’accroissement de la productivité du travail dans une industrie toujours soucieuse de réduire le nombre de ses salariés. Comme une entreprise, le Pentagone comprime ses coûts, licencie et externalise, mais doit ensuite faire appel au travail temporaire en cas de « surchauffe » (30.000 employés « privés » en Irak).

Une armée à l’américaine est parfaitement capable d’écraser des divisions entières irakiennes (ou de tout autre puissance en retard sur les Etats-Unis d’une ou deux guerres). Elle est ensuite inapte à occuper un pays rebelle, plus encore à assurer des missions de « maintien de l’ordre ». Pour maîtriser un territoire, rien ne remplace la présence humaine. Des avions et des chars peuvent anéantir une ville, non l’occuper. Toute armée de ce type est forte et fragile. Un blindé sans essence n’est qu’un tas de ferraille, comme un TGV privé de courant électrique. C’est encore un enseignement de la Bataille d’Alger, et de la guerre d’Algérie en général : paras et légionnaires n’auraient pas accompli leur sinistre besogne sans le quadrillage du pays par le contingent.

La guerre sociale-nationale

Pareil enlisement ne profite à personne, et pas davantage aux prolétaires, car l’impuissance sociale ne frappe pas que les bourgeois.

Ni les masses arabes prolétarisées ni leurs gouvernants ne pèsent sur le conflit. Les Etats arabes sont tiraillés entre une soumission bien comprise (et souvent monnayée) à l’impérialisme aujourd’hui le plus fort, qui garantit généralement la pérennité de leur pouvoir, et la pression de populations soumises aux chants de sirène de tous les archaïsmes. Ouvrir les vannes de la critique anti-américaine, même dans une perspective nationale ou pan-arabe, ou encore d’une solidarité pro-palestinienne même verbale, c’est prendre le risque de troubles sociaux. En 1960, Nasser n’offrait pas seulement de l’idéologie, mais la promesse (et un début, ou des apparences) de décollage économique et de justice sociale. Qu’offrent aujourd’hui à leur peuple les dirigeants syriens ou égyptiens ?

Que les masses prolétarisées puissent se trouver au centre, si ce n’est parfois à la pointe, des luttes politiques au Moyen Orient, c’est certain, mais une seule réalité donne sa signification à ces luttes : au nom de quoi et pour quoi ces masses se battent.

Aucun mouvement d’émancipation n’est né ou naîtra au milieu de la prospérité et d’un calme débat d’idées, mais toujours dans des convulsions en tous sens marquées de violence et d’excès. Pour autant, chaque crise du vieux monde n’est pas porteuse d’une dynamique communiste, même ébauchée. Bon nombre d’insurgés qui risquent et perdent leur vie en Irak (comme, dans un autre contexte, en Palestine) sont sociologiquement des prolétaires, des sans réserves, dépossédés de leur vie par un système capitaliste mondial et local. Mais les conditions de leur lutte (et en premier lieu la faiblesse contestatrice du prolétariat des pays dominants) les conduisent aujourd’hui à un combat contre ce qu’ils ont immédiatement devant eux : un étranger, un occupant, un autre. Seule une très petite minorité en vient à affronter, à travers les soldats américains (ou peut-être demain onusiens) et leurs soutiens irakiens, l’ennemi plus profond, les classes dirigeantes, la bourgeoisie nationale aussi bien qu’américaine, donc un système social. Pour l’essentiel, ce qui émerge en Irak, comme ce qui s’affirme en Palestine, c’est un mouvement national, en concurrence avec la résurgence d’identités « ethniques » et « religieuses ». Etre kurde, sunnite ou chiite, en Irak, dépasse de loin un lieu de naissance ou une croyance religieuse : c’est le quartier où l’on vit, l’école que l’on fréquente, le cercle d’amis, le milieu où l’on se marie, la possibilité d’obtenir tel ou tel travail ou assistance, les solidarités sur lesquelles et avec lesquelles on peut et doit compter. Un monde sépare cette communauté-là du fait d’être par exemple juif en France ou flamand en Belgique. Dans l’Irak de 2004, le fait national aura fort à faire pour l’emporter.

Les Palestiniens, eux, n’ont certainement pas de patrie: donc, selon la formule du Manifeste, « on ne peut leur prendre ce qu’ils n’ont pas ». Mais ils peuvent se mobiliser pour en créer une. Chacun sait l’extrême difficulté d’une solidarité entre les ouvriers (français et allemands, par exemple, autrefois) de deux pays ennemis, mais ce qui s’est déroulé en Palestine est bien plus complexe – et pire. A partir des années vingt, les travailleurs arabes s’y sont trouvés face à des travailleurs juifs vivant dans un espace social contigu au leur, mais séparé et rival, celui d’une économie juive moderne plus productive, marginalisant progressivement la société arabe traditionnelle, et se faisant une règle d’employer prioritairement, sinon uniquement de la main d’oeuvre juive. Car le sionisme ne signifiait pas seulement la conquête du sol mais, selon un de ses principaux mots d’ordre, une « conquête du travail » excluant le travail arabe.

En fait, longtemps, et même au-delà de 1948 ou 1967, il n’y eut pas deux sociétés, juive et arabe, imperméables l’une à l’autre, ni deux marchés du travail étanches. Mettant ses profits avant ses convictions sionistes, la bourgeoisie juive recourait au travail arabe pour faire pression sur le salaire des ouvriers juifs non qualifiés, ainsi poussés à revendiquer une économie interdisant par principe la concurrence arabe. C’est justement ce que leur apportait la Histadrout, à la fois syndicat, patron, Sécurité sociale et banquier: encadré, protégé et souvent employé par une institution qui combinait les monopoles du capital et dutravail, l’ouvrier juif vivant dans un monde parallèle de plus en plus fermé aux ouvriers arabes n’était pas porté par la défense de ses intérêts immédiats à s’unir avec eux.

Quant au prolétaire arabe, il lui devenait de plus en plus difficile de se désolidariser de son patron arabe, puisque l’un et l’autre étaient menacés par une immigration juive de plus en plus nombreuse, et presque impossible de se solidariser d’un prolétaire juif dont la venue et le travail même contribuaient à le priver de son emploi, de sa maison, du village où vivait sa famille, etc.

La situation était déjà inextricable au sortir de 1914-18, quand pourtant de tous les pays montait une poussée internationaliste. Les travailleurs arabes de Palestine ont eu l’énergie de mener pendant six mois en 1936 l’une des plus longues grèves générales de l’histoire. Son échec a accru l’écart entre un secteur juif dynamique et une économie arabe déclinante. Il a incité un peu plus encore les prolétaires arabes à agir et à se définir comme peuple face à un autre, comme Arabes face à des Juifs.

Après 1945, dans un mouvement prolétarien écrasé par le fascisme, canalisé par le stalinisme et pénétré de patriotismes concurrents, une pratique internationaliste en Palestine relevait du voeu pieux. Depuis 1948 et la création de l’Etat d’Israël, la révolte récurrente des Palestiniens contre la condition qui leur est faite remet régulièrement en cause l’ordre politique au Moyen Orient, mais unit aussi les masses arabes à leurs bourgeoisies et à leurs Etats respectifs.

La chronologie des luttes palestinienne depuis une quarantaine d’années en montre cruellement la confessionalisation et la nationalisation. La dimension religieuse s’y affirme de plus en plus : d’un mouvement en général ou en principe laïc, où des dirigeants de groupes importants comme le FPLP ou le FDPLP pouvaient être d’origine chrétienne, on passe à une identification croissante en tant que musulman (montée du Hamas). Et d’actions militaires dirigées surtout contre des soldats, on passe à une pratique privilégiant des attentats visant tout civil israélien comme un ennemi, opposant donc arabe et juif comme deux ensembles irréductibles.

Il ne s’agit pas de donner des leçons, mais de comprendre. Aujourd’hui les prolétaires d’aucun pays du Moyen Orient ne se battent, même de manière balbutiante ou tendancielle, sur ce qui serait pour nous leur propre programme. L’Irak est certes traversé d’actes de résistance prolétarienne incontestables : manifestations de chômeurs, expulsion par les ouvriers d’une usine des militants de l’imam Al-Sadr, ou par ceux d’une autre usine du directeur qui tentait de les empêcher de s’organiser, grèves pour des augmentations de salaire, dont une au moins a été victorieuse. Mais, s’ils ne sont certainement pas exceptionnels, ces faits minoritaires restent incapables de s’imposer à l’ensemble de l’évolution sociale. D’ailleurs, une occupation étrangère est rarement propice à la lutte prolétarienne, et la défaite militaire ne l’est pas toujours non plus. S’il faut comparer, nous sommes moins dans la France de 1871, la Russie de 1905 ou de 1917, ou l’Allemagne de 1918, que dans la France de 1940-44, la résistance même ouvrière étant alors essentiellement nationale, voire patriotique. Même dans l’Allemagne aux prises avec une guerre sociale en 1919-21, l’occupation de la Rhénanie par les troupes françaises en 1923 a plongé une partie des ouvriers dans une confusion qui n’épargna pas les rangs du PC, ni sa direction.


La guerre comme continuation de l’impasse sociale par d’autres moyens

L’accumulation de mensonges ayant accompagné l’invasion de l’Irak n’a rien de surprenant. Les raisons invoquées pour déclencher une guerre sont rarement les bonnes. Ce qui importe, ce n’est pas l’empilement de contre-vérités sur l’arsenal de « destruction massive » ou l’appui du régime baasiste à Al Qaida, mais que l’édifice justificatif se soit écroulé si vite, et pas seulement (ainsi que l’imposent les rivalités inter-impérialistes) dans des pays comme la France, pas seulement chez l’allié britannique, mais au coeur de la classe dirigeante américaine. Bagdad était à peine tombé que des chaînes de télévision, des experts reconnus et des sénateurs respectables dévoilaient la faiblesse, et bientôt la fausseté criante des motifs mis en avant pour attaquer l’Irak, avec l’inévitable repentance de médias s’accusant d’avoir propagé des bobards et promettant de ne plus recommencer. Du temps du Vietnam, il a fallu des années avant d’obtenir la « preuve » du trucage des faits par la Maison Blanche et le Pentagone, et plus longtemps encore pour qu’une partie significative de la bourgeoisie ose déclarer publiquement que l’escalade militaire était une erreur, et que les Etats-Unis devaient se désengager d’Indochine pour limiter une inévitable défaite.

Trente ans après, cette guerre d’Irak est dès ses origines celle d’une fraction de la classe dirigeante, que l’ensemble de la bourgeoisie laisse agir faute de mieux. C’est pourquoi l’invasion s’est vue remise en cause dès le début, mais sans que l’on n’y mette aucun frein : au contraire, la machine à dollars et à haute technologie semble se nourrir de ses propres insuccès. Il se manifeste là une autonomisation certaine du politique par rapport à la réalité sociale.

La guerre n’est pas une activité politique comme les autres. Elle témoigne fréquemment d’une incapacité à agir sur le terrain social interne, d’une fuite en avant hors des frontières. Jamais elle ne suffit par elle-même à stabiliser la région conquise. Ce qui menace aujourd’hui les Etats-Unis, c’est l’impuissance d’une victoire à laquelle ils sont incapables de donner un contenu. S’assurer une hégémonie vide ne mène nulle part.

L’éventuelle élection d’un démocrate à la Maison Blanche n’y changerait pas grand chose. Le retrait partiel et progressif des troupes de la coalition, la transmission graduelle des commandes à des dirigeants irakiens, un partage de fait du pouvoir avec des chefs chiites et kurdes, une participation d’autres grandes puissances (européennes, en particulier) via la médiation de l’ONU, tout cela gèrera le désordre, et peut-être le dominera.

 

L’intensité démocratique

Si l’on devait quantifier des degrés de démocratie, nous proposerions ce critère : elle se mesure  au plus petit intervalle de temps entre les horreurs qu’elle commet et leur dénonciation.

Quant au mouvement anti-guerre, nous en dirons peu : socialement et politiquement, il n’existe pas. Malgré leurs illusions tiers-mondistes, les grandes mobilisations anti-colonialistes et anti-impérialistes de jadis étaient dirigées contre des Etats. On défile aujourd’hui pour la paix, guère davantage. Quoique des manifestations nombreuses et souvent virulentes aient secoué les pays dont les gouvernements participent à la coalition, le Not In My Name porte l’ambiguïté d’un refus personnel qui tourne le dos à la totalité, en faisant comme si la société résultait de millions de comportements individuels. Incapable de dire je, le militant d’antan se dissolvait dans le nous d’une « classe ouvrière » ou d’un « peuple ». Le nous contemporain additionne des je.

Chez les rivaux des Etats-Unis, notamment en France et à un moindre degré en Allemagne, une sorte d’union sacrée molle et d’évidente condamnation morale soude l’opinion aux gouvernants. Le même qui rit au film anti-Bush de M. Moore oublie généralement que les soldats français eux aussi se livrent à des massacres en Côte d’Ivoire, eux aussi au nom de la paix et de la restauration de la démocratie. Il est vrai que les victimes des troupes néo-coloniales françaises se comptent en dizaines, non en milliers. A chaque impérialisme selon ses besoins, et ses moyens.

L’absence de réaction dans la rue aux atrocités commises par les soldats américains et anglais donne la mesure du niveau de critique atteint par les manifestations de l’année précédente. Certes, défiler aujourd’hui avec des slogans tels que « Bush Blair Sharon assassins », sans un mot sur la dictature de S. Hussein, n’est pas propice à exalter les foules. De plus, contrairement à ce qui se produisait quand un appelé français était tué en Algérie, ou un conscrit américain au Vietnam, on hésite à pleurer le décès d’un professionnel de la mort, que beaucoup classeront parmi les accidents du travail. Ajoutons qu’hélas les victimes civiles irakiennes, innombrables et indénombrées (à l’unité près, la presse tient et remet quotidiennement à jour la statistique des GIs tués, quand les Irakiens morts ne sont comptés qu’en masse, au mieux en dizaines), laissent plutôt indifférente l’opinion démocratique, ranimée seulement quand on lui montre des excès. Il semble plus facile de réunir 150.000 personnes sur le Larzac pour promouvoir un commerce supposé équitable, que 15.000 à Paris contre les atrocités perpétrées par une soldatesque quelconque.

Nous n’en tirons certainement aucune conclusion sur une « intégration » définitive des prolétaires au capitalisme, nous constatons seulement une impuissance qui signale la réalité de la lutte de classes aujourd’hui. Ni en Orient ni en Occident, l’intervention anglo-américaine en Irak ne suscitera, ne renforcera une critique sociale, voire même son amorce.

Quelques lectures…

Sur l’Irak, nous ne développons pas ici ce qu’expose L’Appel du Vide, disponible sur ce site.

Voir aussi notre Demain, orage. Essai sur une crise qui vient, 2007 (note de 2009).

A propos d’Israël : début 1936, le secteur agricole juif employait 3 Arabes pour 5 Juifs. C’est surtout depuis les Intifada (la première débutant fin 1987) qu’Israël s’est progressivement fermé aux prolétaires palestiniens, préférant importer par milliers des bras plus dociles et surtout plus sûrs, d’Asie en particulier. Rappelons qu’en 1933, la Histadrout organisait près des ¾ des salariés juifs de Palestine, et que seule une frange très minoritaire de ce syndicat (mais aussi organisme de sécurité sociale, banque, employeur et institution essentielle du projet sioniste) demandait en vain que l’organisation s’ouvre aux travailleurs de toutes origines.

Cf. Z. Sternhell, Aux origines d’Israël, Folio-Histoire, sur le sionisme comme construction d’un socialisme national. Livre plus riche sur les doctrines que sur les faits : c’est la limite d’unehistoire des idées, dont d’ailleurs Z. Sternhell se revendique.

Voir aussi X. Baron, Les Palestiniens. Et A. Hourani, Histoire des peuples arabes. Ces deux livres sont en Points-Seuil.