Y a-t-il une question juive ? (1983)

 

Présentation (2014)

 

Des millions de Juifs exterminés parce que Juifs, un pays se définissant comme Etat du peuple juif devenu depuis plus de soixante ans une grande puissance régionale, des bibliothèques entières consacrées au problème juif… Rapportée à des faits aussi massifs, la question ici posée a toute chance de passer pour absurde et inutilement provocatrice. Demander s’il y a une question française susciterait moins d’étonnement ou de scandale, tant la prétendue existence d’un « peuple français », et à plus forte raison d’une « identité française », fait aujourd’hui en France l’objet d’un large débat. Par contre, quelque opinion que l’on adopte sur le judaïsme, l’Etat d’Israël, la situation des Juifs dans le monde ou l’antisémitisme, les thèses les plus opposées s’accordent généralement sur un point : la réalité d’une identité juive et d’un peuple juif. C’est cette évidence que l’article du n°2 de La Banquise (1983) voulait mettre en cause.  

« C'est le capitalisme moderne qui a posé le problème juif. (..) Le problème juif est celui de l'adaptation du judaïsme à la société moderne, le problème de la liquidation de l'héritage légué à l'humanité par le féodalisme. (..) Le capitalisme a posé le problème juif, c'est-à-dire qu'il a détruit les bases sociales sur lesquelles le judaïsme s'était maintenu depuis des siècles. (..) Mais si les Juifs n'ont pas pu trouver de place dans l'économie dans la Diaspora, les mêmes causes empêcheront que cela se fasse en Palestine. Le monde constitue une telle entité à l'époque actuelle, que c'est pure folie d'y entreprendre de constituer un îlot à l'abri de ses tempêtes. (..) Ainsi le sort tragique du judaïsme reflète avec une particulière acuité la situation de toute l'humanité. »

Ainsi Abraham Léon concluait-il sa Conception matérialiste de la question juive, en 1942, deux ans avant de mourir à Auschwitz, et six ans avant la naissance officielle d’un Etat d’Israël dont le jeune trotskyste belge (et il n’était pas le seul de cet avis) estimait qu’il ne saurait être viable. Un siècle plus tôt, en 1843, écrivant Sur la Question juive, Marx était convaincu que le développement capitaliste, en ébranlant toutes les religions, émanciperait le juif du judaïsme et renverrait la question juive à l’arrière-scène.

Si la violence génocidaire de l’antisémitisme au 20e siècle, puis la réalisation du projet sioniste, ont donné tort à Marx et à A. Léon, c’est que les identités ou les mythes deviennent de puissantes forces matérielles quand des masses humaines se reconnaissent en eux et par leur action infléchissent le cours de l’histoire. Le capitalisme n’a unifié la planète qu’en y créant ou recréant des divisions, et au cœur de la modernité, l’antisémitisme a contraint les Juifs à se considérer avant tout, non pas comme Français, Roumains, Allemands, ni comme bourgeois ou prolétaires, mais comme Juifs. « Ethnique » ou nationale, désirée ou (le plus souvent) imposée, l’identité est ce par quoi un ensemble d’individus, par-delà leur existence individuelle, sont amenés à se penser et à agir comme un tout distinct, défini par ce que ses membres vivent ou croient vivre de commun, qui les sépare du reste de la société ou de l’humanité. Notre rôle n’est pas de nier la réalité de ces spécificités, mais de les remettre dans l’histoire : comprendre que chaque identité est socialement construite, quelles conditions la font se former à un moment particulier, comment elle évolue et peut disparaître ou se fondre dans d’autres.    

Dans cette perspective, depuis la rédaction de l’article de La Banquise, l’une des critiques les plus aiguës de l’identité juive est venue de l’intérieur de l’Etat juif, cet « îlot » au milieu des « tempêtes », pour reprendre la formule d’Abraham Léon, conduit à vivre en permanence sous tension et en état de siège, où comme dans tous les autres pays la déconstruction du roman nationalest et sera une condition nécessaire du renouveau d’un mouvement social, et plus encore d’un mouvement révolutionnaire. On ne saurait donc trop recommander la lecture de Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé (2008), et Comment j’ai cessé d’être juif (2013).

Seule correction à l’article de 1983 republié ici, nous n’écririons pas que l’Etat d’Israël « assure désormais à lui seul la perpétuation de la question juive dans le monde entier » : Israël ne crée ni l’identité juive ni l’antisémitisme, il se contente de les utiliser, tout pouvoir exploitant les idéologies et  les conflits au mieux de ses intérêts.

(Pour un développement un peu plus long sur ces thèmes, voir  A propos d’identité, 2006, et La Ligne générale, 2007, § 8 : « Question juive », disponibles sur ce site.)

 

 

 

 

 

 

 

 

2 : Article de La Banquise (1983)

 

Quand le gouvernement de Vichy, adoptant les lois raciales du IIIe Reich, imposa le port de l'étoile jaune aux juifs (ce qu'aucun historien révisionniste ne s'est encore aventuré à nier), il se trouva un client de bistrot parisien pour coudre à son revers le symbole de feutre surmonté du mot " Auvergnat ". On sait qu'à l'initiative du roi, le peuple danois tout entier promit d'en faire autant et que, devant cette menace, le port de l'étoile jaune ne fut jamais instauré au Danemark occupé. On se souvient encore que des dizaines et des dizaines de milliers de manifestants ont défilé à Paris un beau jour de mai 68 au cri de " nous sommes tous des juifs allemands ! ".

On voudrait que ces trois exemples - le courage du gavroche, le civisme démocratique danois et l'élan révolutionnaire parisien - suffisent à répondre par la négative à la question qui sert de titre et qui pourrait passer pour une manière de provocation si elle n'annonçait fort bien la problématique communiste face à l'anti et au philosémitisme.

Même si l'on adopte le point de vue raciste - ou simplement racial - que la science d'aujourd'hui a plus ou moins réduit à néant (il existe plus de différences entre deux individus pris au hasard au sein de la population suédoise qu'entre les caractéristiques statistiques de cette dernière et de la population camerounaise par exemple : cf. Albert Jacquard entre cent autres, Eloge de la différence, éd. du Seuil), il n'existe pas de race juive. Vingt siècles d'histoire, de migrations, de conversions, de brassages ont abouti à la situation présente dans laquelle existent au moins trois groupes distincts (sans oublier les juifs d'Ethiopie et les juifs chinois que l'Etat d'Israël refuse de considérer comme juifs).

Les Ashkénazes (allemands) dont la langue est le Yiddish, dialecte allemand, " originaires " d'Europe orientale, tantôt polonais, tantôt russes, tantôt austro-hongrois selon les fluctuations de l'histoire des empires, après avoir été probablement byzantins puis ottomans. Ce sont les plus nombreux, ils représentent environ les trois quarts de la population juive mondiale. On explique que, de quelques milliers, ils soient brusquement devenus plusieurs millions, par la conversion massive de toute une population turco-mongole, les Khasars (cf. D.-M. Dunlop et surtout A. Koestler, La treizième tribu). Face aux Ashkénazes « occidentaux » (puisque originaires d'Europe orientale !), les Sépharades (Espagnols) orientaux, dont la langue fut l'arabe dans le royaume maure d'Andalousie et qui, chassés par les rois catholiques, emportèrent un dialecte espagnol, le ladino, dans tout le pourtour du bassin méditerranéen (empire ottoman) et jusqu'à Istanbul (où une infime minorité le pratique encore aujourd'hui). Troisième groupe assimilé à tort au second, les juifs arabes du Maghreb (Occident), Tunisie, Maroc, Algérie et du Machrek (Orient), Egypte, Yémen, Syrie, Irak, etc. et dont la langue est (était, jusqu'à leur déracinement, leur transport et leur concentration en Israël par les sionistes ashkénazes désireux de remplacer le prolétariat arabe indigène pendant les années cinquante) l'arabe.

On voit bien que l'identité raciale entre ces probables turco-mongols et ces possibles berbères convertis relève d'un mythe et confine au délire. Reste le judaïsme religion. Mais comment expliquer alors qu'un athée français antisioniste puisse être juif ?

Jusqu'à la constitution de l'empire russe en Europe orientale, et jusqu'à la fin de l'empire ottoman en pays musulman, de multiples ethnies et confessions différentes cohabitèrent sans trop de heurts pendant les périodes de paix et de prospérité, tandis qu'aux époques troublées, les minorités étaient évidemment les premières visées par l'agitation. La société capitaliste qui repose sur la concurrence et l'uniformisation a produit cet antisémitisme de concurrence qui en période d'exacerbation de celle-ci tend à l'élimination des éléments les moins uniformisés. L'antisémitisme hitlérien cimenta les classes en alliant le socialisme des imbéciles - l'identification du juif au grand capital, par les prolétaires et les classes moyennes -, et l'antisémitisme des grands bourgeois, trop heureux de se débarrasser d'une partie de leurs semblables et concurrents.

En fait, tout ce qui précède, et qu'on pourrait, non sans intérêt, prolonger et approfondir à l'infini, relève de l'histoire, de la sociologie, de la géographie humaine et politique. Mais il est impossible de ne pas voir que, depuis le 19e siècle, qui a vu apparaître à la fois l'antisémitisme moderne et le sionisme, la prétendue question juive et les diverses manières de la poser et de poser son existence relèvent de la pure et simple manipulation politique. Depuis les tsars qui ne se privèrent pas d'exploiter autant qu'ils le pouvaient l'hostilité de leurs populations paysannes slaves et slavophones à l'encontre des communautés juives yiddishophones, longtemps protégées par les rois de Pologne, jusqu'aux puissances occidentales qui, au plus fort du mouvement colonial et impérialiste utilisèrent le problème juif à la fois pour tenter de résoudre la question d'Orient et de parachever le démembrement de l'empire ottoman, tous les dirigeants semblent s'être donné le mot pour préparer le terrain au démagogue qui sut faire de l'antisémitisme l'un de ses principaux thèmes de propagande dans un pays où la question juive était sur le point d'être résolue par l'assimilation pure et simple des citoyens de confession israélite : l'Allemagne de Hitler.

Mais que ce soit pour protéger les citoyens contre les juifs (Hitler) ou les juifs contre l'antisémitisme totalitaire (alliance des démocraties et du sionisme), c'est avant tout et une fois encore l'existence du racket étatique que la prétendue question juive sert à justifier. Les manipulateurs ennemis - politiciens sionistes et antisémites - avaient en commun d'invoquer en renfort de leurs manipulations une mythique communauté de destin juive et une étanchéité du judaïsme aux autres cultures qui relevait elle aussi du mythe. L'Etat d'Israël représente l'aboutissement de ce processus car c'est, évidemment, ce super-protecteur qui assure désormais à lui seul la perpétuation de la question juive dans le monde entier. Conduit par la logique de sa situation et de sa nature belliciste à soutenir partout les pires régimes exploiteurs et terroristes étatiques - Afrique du Sud, Amérique latine - l'Etat d'Israël ne peut que susciter des sentiments anti-israéliens et antisionistes chez les exploités du monde entier, tout en s'acharnant à dénoncer partout (parfois même à juste raison) un antisémitisme qu'il prétend combattre mais dont il a besoin pour survivre. Face aux innombrables attentats et provocations antisémites de ces dernières années, il suffit de poser la question " à qui profite le crime ? " pour être rangé dans le camp de l'antisémitisme avant même d'avoir eu le temps de lui apporter un semblant de réponse.

Sur tout cela, qui est atroce, il n'est pas question de s'aveugler mais, de même que, sans nier l'existence de l'inflation qui aggrave sans cesse le sort des exploités, les communistes n'ont pas à étudier gravement la question de l'inflation, parce qu'ils oeuvrent à la destruction pure et simple de l'économie et à la fin de son règne réifiant sur les hommes, de même, parce qu'ils travaillent à l'avènement de la communauté humaine, n'ont-ils pas à se pencher sur la question juive parce qu'ils dénoncent en son existence même une survivance de la préhistoire de l'humanité. Homo sapiens sapiens n'est pas un nom juif ni périgourdin. Quand, enfin sujet et maître de l'histoire, l'homme communiste se retournera sur son passé (s'il en éprouve parfois le besoin), il se sentira probablement plus proche de cet Homo sapiens avec lequel il aura renoué pour le réaliser enfin, que de l'épuisant mais peut-être inévitable détour par tant de juifs et de Bretons.

Un nombre immense de questions réelles se poseront à l'humanité quand elle prendra en main son destin. Il est de notre devoir et de notre intérêt d'étudier toutes celles que nous croyons d'ores et déjà entrevoir. Moeurs, famines, production, répartition des tâches, gigantesque bouleversement de l'appareil productif, reconversion ou élimination de telle ou telle technique, de tel ou tel média, réorganisation communiste des communications, etc. Voilà quelques-unes des questions qui se poseront à l'humanité communiste et que les communistes doivent donc se poser. Mais, malgré son cortège d'atrocités, malgré sa splendeur et sa misère, la question juive est typiquement l'une de ces questions qui disparaîtront d'elles-mêmes et qui donc, littéralement, ne se posent pas.

 

A lire : le livre remarquable d' Ilan Halevi, Question juive, aux Editions de Minuit, Paris, 1981.