La Révolution française selon Eric Hazan (2013)

Dans Une Histoire de la Révolution française, paru en 2012, aux éditions de La Fabrique, Eric Hazan propose une autre lecture de la fin de l'Ancien Régime et de la Révolution française. Il donne une vision positive aux luttes des masses laborieuses dans le processus révolutionnaire, cependant au moins trois points posent problème et montrent les limites de son analyse.

Une société d'Ancien régime sans classes ?

Hazan postule d'abord qu'il n'y a pas de classes sociales dans la société française à la veille de la Révolution. Ensuite, selon lui, les conflits sociaux et les luttes entre les différentes tendances politiques ne sont pas le fruit de la lutte des classes. L'autre élément critiquable est le caractère radical qu'il prête aux dirigeants montagnards tout en niant leur appartenance de classe. Alors qu'ils constituent l'aile gauche de la bourgeoisie, ces derniers se retrouvent à la tête du gouvernement révolutionnaire, en 1793 et 1794, au moment de la phase la plus radicale de la Révolution.

La noblesse, classe dominante de la société d'Ancien régime, ne forme, pour Hazan, ni une classe ni même vraiment un ordre mais « un ensemble de castes disparates et souvent hostiles entre elles ». Certes elle ne constitue pas un groupe social parfaitement unifié, il y a en effet d'énormes disparités de fortune entre ses membres, mais la composition majeure des fortunes nobles, qui sont les plus élevées à la veille de la Révolution, est d'origine féodale. Aussi, un sentiment d'appartenance à la même classe traverse les nobles du fait qu'ils partagent les mêmes privilèges, tels que, entre autres, l'exemption de certains impôts, le droit de chasse ou la perception de droits féodaux.

Par ailleurs, la réaction nobiliaire prouve que la noblesse se sent et se veut une catégorie particulière de la nation. Elle entend en effet avoir la prédominance dans l'accès aux charges politiques, ainsi que dans l'armée et l'Eglise. Des postes encore plus nombreux qu'au XVIIème siècle sont donc réservés à la noblesse. Il y a même des mesures contre les anoblis, comme dans l'accès aux écoles militaires pour lequel il faut justifier de quatre quartiers de noblesse. Aussi, les nobles se dressent de façon véhémente contre les maints projets de réformes proposés par l'Etat, qui remettraient en cause leur privilège devant l'impôt. Tous ces aspects de la réaction nobiliaire, dont Hazan ne traite pas, concourent à exaspérer les bourgeois, et montre bien que les nobles constituent une classe consciente d'elle même.

La bourgeoisie non plus n'existerait pas en tant que classe à la veille de la Révolution. A la place, l'auteur décrit diverses catégories sociologiques avec en tête celle des financiers, puis celle des négociants et des manufacturiers, et enfin un groupe qu'il dénomme « professions libérales » et « intellectuels » : ce sont les cadres révolutionnaires montagnards tels que Robespierre, Danton, Desmoulins, tous trois avocats, ou le Girondin Brissot, écrivain et journaliste. (Je reviendrai plus loin sur l'opposition entre Girondins et Montagnards.)

Sur l'inexistence de cette classe, Hazan évoque la raison « sémantique »: parce que les révolutionnaires n'utilisent que rarement le terme bourgeois, alors la classe bourgeoise n'existe pas : « cette rareté du mot a une signification qui me semble claire : elle traduit l'absence de la chose. La bourgeoisie comme classe n'existait pas. » Ainsi, les faits n'existent pas en dehors du langage, et toute production langagière remplace la réalité des faits. Chemin faisant, Hazan décide donc de ne pas poser la question de savoir si la Révolution est bourgeoise, puisque celle-ci n'a au fond aucun sens. En effet, selon lui, la révolution bourgeoise n'est pas une réalité, mais un concept marxiste, alors que les premiers à utiliser le terme de révolution bourgeoise sont des historiens libéraux et bourgeois, tels que Guizot ou Augustin Thierry à partir des années 1820.

Surtout, une telle analyse est complètement a-historique et détachée des faits. Groupe social qui se constitue en opposition au pouvoir seigneurial à partir du XIème siècle, en Europe, la bourgeoisie a en 1789 une longue histoire derrière elle. Celle-ci est d'ailleurs marquée par des luttes. Le mouvement communal, au Moyen Age, amène des villes à s'affranchir de l'espace politique féodal. Au XIVème siècle, dans une société féodale en pleine crise, un marchand, Etienne Marcel se retrouve, à Paris, à la tête de la première révolution bourgeoise; une autre - mais avec davantage de soutien populaire- éclate dans la capitale au début du XVème siècle (cf. R. Pernoud).

Au XVIIIème siècle, les aspirations des bourgeois à plus de stabilité matérielle et de prestige, en entrant dans la noblesse, se trouvent bloquées. Alors qu'ils possèdent le pouvoir économique, en se trouvant à la tête de la finance, du commerce et de l'industrie et assistent à l'accroissement prodigieux de leur richesse durant le siècle, ils voient se fermer devant eux les carrières militaires, la haute administration et essuient en prime des humiliations. (Sous le règne de Louis XIV, des bourgeois exerçaient de hautes fonctions, jouissaient de reconnaissance, connaissaient un réel épanouissement et pouvaient être anoblis.) De plus, le régime seigneurial est vécu comme une véritable entrave à la liberté économique à laquelle ils aspirent. Comme le résume si bien l'historien Ernest Labrousse : « le bourgeois de 1788 est un refoulé social », et c'est dans ce contexte de profonds changements économique et social, mais aussi de blocage social, et par l'opposition qu'elle rencontre, que la bourgeoisie acquiert une conscience de classe.

Cette conscience s'aiguise aussi en s'affirmant de façon violente dans le secteur de l'industrie naissante, où la bourgeoisie rencontre l'opposition des travailleurs. Lors des grèves, de plus en plus fréquentes à partir des années 1770, la répression se fait brutale : en 1786 à Lyon, trois ouvriers sont pendus. Le patronat interdit tous moyens qui permettraient aux salariés de se réunir (cf. A. Michaloux). Lors de l'émeute qui éclate à la manufacture de papiers peints Réveillon, à Paris, en avril 1789, la répression se solde par des centaines de morts et de blessés. Si des organisations ouvrières voient le jour, les patrons aussi se constituent en organisations et font pression pour obtenir des diminutions de salaires. En 1775, les maîtres-marchands lyonnais se coalisent pour faire baisser les salaires, et celui qui refuse se voit forcé de quitter l'industrie. Cela leur permet ainsi de maintenir constamment les ouvriers dans un système de dépendance.

Une Révolution sans lutte des classes ?

Hazan montre que la Révolution est traversée par des conflits sociaux, tels que la Grande peur qui se répand dans les campagnes durant l'été 1789. A ce moment les paysans attaquent et incendient des châteaux et veulent en finir avec les droits seigneuriaux. Ainsi il résume la situation en citant un membre de l'Assemblée Constituante :« C'est la guerre des pauvres contre les riches ». Il relate aussi, à plusieurs reprises, des émeutes, des insurrections ouvrières et paysannes. Il montre comment, à la fin de l'année 1789, les possédants et leur représentants s'évertuent à tenir à l'écart le « bas peuple » en organisant la répression, en manœuvrant pour revenir sur les maigres concessions accordées. Pourtant, Hazan réfute l'analyse en termes de lutte des classes, et contribue ainsi à brouiller la compréhension du processus révolutionnaire.

D'abord, les causes de la Révolution se résume pour lui au seul et unique problème de la crise financière: « Au cours des années 1780, malgré les tensions, malgré les conflits, tout aurait pu continuer pendant longtemps si le Trésor royal ne s'était pas retrouvé à sec, si la France n'avait pas été au bord de la faillite ». Cette affirmation présomptueuse pose en effet problème et permet une fois de plus à Hazan de passer aux oubliettes la montée en puissance de la bourgeoisie, son antagonisme avec la noblesse, et les autres tensions de classe renforcées par la crise économique qui engendre chômage, grèves et émeutes frumentaires. Le pays est déjà au bord de l'explosion (cf. J. Nicolas), et le problème financier ne fait que précipiter les choses.

D'autre part, selon lui, la bourgeoisie n'a pas détruit la féodalité, mais c'est Louis XIV qui lui porte le coup fatal. Ce dernier a confisqué le pouvoir politique aux nobles, mais le système seigneurial reste très ancré à la veille de la Révolution et c'est bien la bourgeoisie qui lui donne le coup de grâce, avec le concours actif des paysans durant l'été 1789 (d'ailleurs qu'auraient fait les bourgeois, pendant la Révolution, sans l'aide des masses populaires urbaines et rurales ? Pas grand chose...).

Sur les conflits entre les différentes tendances politiques au cours de la Révolution, Hazan rejette encore toute analyse de classe. A commencer par l'antagonisme entre Girondins et Montagnards, qui selon l'auteur, « n'était pas fondé sur une extraction sociale différente ». Bien que ces deux courants politiques recrutent leurs membres au sein de la bourgeoisie, les Girondins représentent avant tout la grande bourgeoisie commerçante et industrielle, alors que les Montagnards reflètent les aspirations des petits commerçants et artisans et des professions intellectuelles. Les premiers ne supportent aucune entrave à la liberté économique, et refusent toute alliance avec les classes laborieuses, ce qui n'est pas le cas pour les Montagnards.

Sur la mise au pas du mouvement populaire, auquel participent les Sans-culottes, des petits travailleurs indépendants et des salariés qui souhaitent des mesures sociales allant dans leurs intérêts et la démocratie directe, Hazan réfute l'analyse de Daniel Guérin qui voit justement une lutte de la bourgeoisie contre « les bras nus ». Aussi, refuse-t-il de qualifier de « bourgeois » Robespierre et les autres dirigeants montagnards, qui, selon lui, ne défendent pas leurs intérêts de classe mais veulent juste rétablir l'ordre et gagner la guerre. Ces derniers, durant le printemps 1794, font preuve d'une certaine conscience de classe, lorsqu'ils se confrontent au Cordeliers, et cela n'a rien d' une « construction historique bien fragile ». L'aile la plus à gauche des Cordeliers (ce club tout comme celui des Jacobins est d'obédience montagnarde, mais a une audience plus populaire), les Hébertistes, qui ne souhaite pas l'abolition de la propriété privée, a tout de même des revendications sociales plus poussées. Celles-ci sont redoutées par les Jacobins et les Dantonistes, car elles rencontrent une forte adhésion auprès des salariés et des petits artisans. Le risque est de se trouver face à un mouvement populaire d'ampleur qui pourrait faire obstacle à la réalisation des aspirations bourgeoises. Quant aux divergences entre Jacobins et Dantonistes, elles illustrent bien les divisions de la bourgeoisie, dont les membres, comme tous ceux d'un groupe partageant objectivement les mêmes intérêts, ne sont pas exempts. Le fait qu'ils soient divisés sur des questions stratégiques ne justifie en aucun cas la prétendue inexistence d'une classe bourgeoise.

La radicalité fantasmée des Montagnards

Les Montagnards appartiennent de par leur mode de vie, leurs revenus et leurs aspirations à la bourgeoisie. Leur attitude, et celle particulièrement des Jacobins, note Hazan, évolue sur la question économique à partir du début de l'année 1793. En effet, à ce moment l'agitation sociale, avivée par la crise économique, est grande. « Ebranlés dans leurs convictions libérales », écrit l'auteur, ils se rapprochent des positions défendues par les Sans-culottes. Cette « radicalisation » n'a rien d'une profession de foi, et la suite des événements le confirmera. Cet extrait d'un rapport écrit par un dirigeant de la Montagne, Jean-Bon-Saint-André, alors en mission dans le Sud-Ouest, est parlante : « Il faut très impérieusement faire vivre le pauvre, si vous voulez qu'il vous aide à achever la Révolution ». Lorsque Hazan relate les attaques des Montagnards, puis la répression contre les Enragés, il préfère ne pas expliquer la cause profonde de celles-ci : les premiers défendent les intérêts de la bourgeoisie, alors que les seconds, le courant le plus radical du moment, revendiquent l'égalité des biens, remettent en cause la propriété et critiquent la démocratie parlementaire, alors en place (cf. Cl. Guillon).

Bien qu'ils décident d'abord de mesures sociales (qui ne sont pas toutes appliquées), les Montagnards le font sous la pression populaire. Il leur faut aussi trouver un appui de taille afin de mener et de gagner la guerre contre les monarchies européennes. Le conflit armé constitue d'ailleurs un moyen pour détourner le mécontentement et les aspirations populaires. En prenant des mesures telles que le maximum sur le prix des denrées de première nécessité, les Montagnards évitent ou retardent l'explosion sociale, et s'assurent le soutien du grand nombre que constituent ouvriers et petits artisans. Ils ne veulent en aucun cas construire une république égalitaire, mais entendent juste assurer la paix sociale. Même les décrets de Ventôse, en février 1794, qui prévoient « qu'il y eût des terres pour tout le monde » n'enlèvent rien au contenu bourgeois de la Révolution. Cette mesure est vue comme très radicale par Hazan et d'autres historiens, alors que son instigateur, Saint-Just, est opposé à la loi agraire, tout comme Robespierre qui défend la propriété privée. Une fois que la bourgeoisie s'est appropriée la majorité des terres, grâce à la vente des biens du clergé, cela ne lui coûte guère de redistribuer des petits lopins de terres aux plus pauvres. De plus, dans un contexte où la guerre aux frontières fait encore rage, et où la conjoncture économique peut encore faire redouter une explosion de mécontentement, il faut calmer les esprits.

Lorsque Hazan parle des Montagnards et des Jacobins, il s'agit surtout des «hommes de gouvernement » qui « tentèrent de changer les répartitions, les relations et les formes de vie. » C'est leur prêter de bien louables intentions et une radicalité qu'ils n'ont pas. Ces hommes, dont il s'agit, sont fortement compromis, comme nous l'avons vu, dans les intérêts qu'ils défendent, et par l'exercice du pouvoir et de la Terreur, en tant qu'outil de répression se retournant contre les éléments les plus révolutionnaires et comme élément contribuant à concentrer de plus en plus le pouvoir. Hazan fait l'impasse sur cet aspect du terrorisme de l'an II, même s'il rappelle justement qu'il y a une construction idéologique autour de la Terreur, après Thermidor, afin de disqualifier les aspects les plus radicaux de la Révolution.

Certes, il y a des Montagnards plus avancés, tels que Buonarroti, Babeuf et d'autres qui participeront à la Conspiration des Egaux, en 1796. Mais il n'en n'est pas question ici, puisque Hazan clôt son récit de la Révolution au 9 Thermidor (27 juillet 1794), date à laquelle furent renversés les robespierristes alors au Gouvernement révolutionnaire. Pour lui, cette date représente une rupture et la fin de « la phase incandescente » de la Révolution. Ce moment est bien une étape de franchie dans le processus contre-révolutionnaire, mais ce qu'oublie de dire Hazan est que celui-ci a débuté des mois auparavant avec l'élimination des Enragés, la mise au pas du mouvement populaire, la fermeture des clubs de femmes, etc... Robespierre et ses compagnons souhaitent terminer, et si possible rapidement, la révolution. En témoigne le dernier discours non prononcé du 9 thermidor de Saint-Just, qui va dans le sens de la conciliation et de la mesure afin de parachever les institutions de la République. Aussi, précédemment, ce dernier a œuvré de son mieux à la réconciliation entre les comités. Cela traduit bien l'urgence qu'ont les bourgeois de trouver un minimum de base commune pour asseoir les acquis de la Révolution, finir la guerre et trouver ensemble une issue valable, après les âpres divisions du printemps 1794.

Conclusion

Une Histoire de la Révolution française est une réfutation de la lutte des classes qui ne s'appuie pas sur les faits historiques, mais sur un discours idéologique dont le but est d'en finir avec l'analyse marxiste, réduite d'ailleurs volontairement au « marxisme de caserne », c'est à dire l'Union soviétique, le Parti communiste et le stalinisme. Pour Hazan, « il y avait bien des riches et des pauvres », mais pas de classes. En effet, son analyse de la société à la fin du XVIIIème siècle passe sous silence le rapport capital-travail. Le problème résiderait donc dans une mauvaise répartition des richesses et non dans les rapports de production. Ainsi, il n'y aurait pas des exploités, mais seulement des opprimés, majoritaires, parmi lesquels les intérêts des salariés et de la classe moyenne convergeraient, face à quelques financiers. Cette analyse est très symptomatique de la période que nous vivons et reflètent bien le niveau de luttes actuelles. Pour Hazan il n'y a pas plus de lutte des classes en 1789 qu'en 2013, et c'est bien là le problème. En niant le contenu bourgeois de la Révolution, Hazan, se fait l'écho de François Furet et autres historiens libéraux ou « révisionnistes », qui soutiennent que la Révolution n'est pas le fruit d'une lutte des classes entre la bourgeoisie et la noblesse. Ces derniers défendent aussi l'idée que l'évolution de la Révolution à partir de 1791 correspond à un « dérapage », dû à l'intrusion dans le processus révolutionnaire des masses laborieuses. Au contraire, Hazan pense que la participation de ces dernières à la Révolution a été positive.

Cependant, en érigeant les dirigeants montagnards en champions de la radicalité, il se situe dans la droite ligne de l'historiographie jacobine et finalement du jacobinisme et de ses avatars actuels qui n'ont rien d'autre à proposer qu'un réformisme démocratique, dont le but n'est en aucun cas de supprimer les contradictions inhérentes à la société de classes, mais bien de préserver cette dernière.

Lectures :

Régine Pernoud, La Bourgeoisie, Puf, 1985.

Ariane Michaloux, « La révolte des deux sous (1786) », Gavroche #2, février-mars, 1982.

Pour comprendre le climat social français à la veille de la Révolution, voir La rébellion française de Jean Nicolas, Gallimard, 2008, qui de 1765 à mai 1789 recense 3350 « émotions populaires ».

Daniel Guérin, Bourgeois et bras nus 1793-1795, Gallimard, 1973.

Sur les Enragés : Claude Guillon, Deux Enragés de la Révolution Leclerc de Lyon et Pauline Léon, La Digitale, 1993, et Notre patience est à bout, 1792-1793, les écrits des Enragé(e)s, Imho, 2009.

Saint-Just, Oeuvres complètes, Gallimard.